Saint Omer a obtenu la place d’Alice Diops parmi les meilleurs cinéastes français

En 1985, le journal français Libération envoie la célèbre écrivaine Marguerite Duras couvrir un crime sensationnel captivant la France : la mort d’un garçon de quatre ans, le petit Grégory, dans la Vologne, une rivière à l’est du pays. Ce qui a rendu cette affaire si choquante pour les spectateurs, c’est que l’enfant a été présumé avoir été assassiné et jeté le long de la berge par sa mère, Christine Villemin. Bien que Villemin ait refusé toutes les interviews, Duras, après avoir visité l’extérieur de la maison familiale à Lpanges, a déclaré avec une conviction transe qu’elle savait instinctivement que Villemin l’avait fait à la seule vue de la localité rurale. Dans l’article scandaleux qui a suivi, toujours notoire en France, Duras a réimaginé Villemin, qui a ensuite été reconnu coupable de tous les chefs d’accusation, comme une femme innocente dans un roman qui se concentrait sur le caractère sublime de la mère, et a traité tout l’épisode comme une opportunité de réfléchir aux complexités de l’agence féminine.

En 2016, lorsque la cinéaste Alice Diop a commencé à assister au procès grandeur nature de la franco-sénégalaise Fabienne Kabou, accusée d’avoir tué son bébé de quinze mois en abandonnant son corps sur la plage de Berck dans le nord de la France, elle craignait d’être elle-même reproduisant, selon ses mots, des conneries de Duras. Dans sa fascination pour les événements criminels, Diop craignait que, comme l’auteur légendaire avec Villemin, elle ne diffuse toutes sortes d’hypothèses et de projections sur une femme inconnue dont la condamnation officielle était imminente.

Pourtant, Diop n’était pas seule dans sa fabulation. Le cas spécifique de Kabou a également déconcerté les spectateurs français. C’était une femme noire capable de l’impensable, mais elle n’appartenait pas à la classe ouvrière. Son discours, un français hyper-littéraire, signale son éducation bourgeoise mais déconcerte les observateurs incapables d’imaginer qu’une femme noire issue de la bourgeoisie puisse. . . agir comme une femme bourgeoise.

Au départ, Diop a affirmé qu’elle n’avait aucune intention d’adapter l’histoire extraordinaire de Kabous. Jusqu’en 2016, elle avait fait une carrière de réalisatrice de documentaires à succès et respectée dont l’ambition était de dépeindre la société française multiculturelle et ouvrière avec plus de complexité et de nuances qu’il n’était jusque-là courant. Ses premiers films (Mort de Danton, De garde) louables dans leurs tentatives de donner une certaine dignité aux identités marginales bien avant que quiconque en France ne fasse un travail de réparation similaire étaient des portraits sérieux et légèrement didactiques de populations marginalisées exclues des représentations postales de la République française.

Panorama Diops 2021 d’une banlieue parisienne regroupée autour d’une ligne de banlieue populaire, Nous (Nous), a risqué une voie différente dans son mélange de matériel autobiographique et sociologique, et dans ses instantanés impartiaux de toutes les facettes du spectre politique français. Les monarchistes, les gauchistes et les migrants ont tous été amenés à la vue. Cet élargissement de l’attention semblait également signaler un nouvel intérêt pour la complexité par opposition à une préoccupation plus sentimentale à la frontière évangélique d’humaniser ses sujets.

En faisant Saint-Omer, qui utilise une grande partie des transcriptions judiciaires originales du procès Kabous (tissées à travers un scénario sophistiqué co-écrit avec la romancière Marie NDiaye), Diop a continué sur la voie d’essayer de comprendre les opacités sauvages des autres sans les fétichiser ou les réduire à des saints faciles archétypes. Le fait que le film soit techniquement une fiction alors que ses autres ont été qualifiés de non-fiction ne la concerne pas : l’engagement à observer les gens en marge d’une société respectable est cohérent dans l’ensemble du travail de Diops.

Saint-Omer, comme le sujet accusé en son centre, est un film énigmatique, cérébral et parfois opaque. Renversant tous les clichés du drame de la salle d’audience, il commence dans la pénombre, sur une plage du nord où Diops a romancé la version de Kabou, rebaptisée ici Laurence Coly et interprétée par Guslagie Malanda, aurait déposé sa fille pour que, selon ses propres mots, elle soit portée au bord de la mer.

Notre guide tout au long du film est Rama, une femme noire enceinte (fictive) de la classe moyenne à la brillante carrière d’écrivain et de conférencière qui, comme Diop avant elle, se retrouve compulsivement à assister au procès Colys dans la petite ville de province de Saint Omer, pensant que cela pourrait débloquer quelque chose dans son nouveau roman. Le personnage de Ramas répond aux discours énigmatiques exaspérants de Colys devant le tribunal avec des symptômes viscéraux frappants. Elle vomit dans la chambre d’hôtel locale qu’elle a réservée et craint qu’elle aussi ne fasse du mal à son enfant. À travers elle, Diop crée une barrière entre Coly et le spectateur qui empêche le procès de sombrer dans le spectacle comme son homologue réel.

Alors que nous regardons Coly contrecarrer tous les efforts de poursuite à la barre pour cerner ses motivations ou pour expliquer l’inexplicable, nous nous retrouvons attirés par Rama et la détresse émotionnelle que le procès lui inflige. Coly, une intellectuelle frustrée et victime d’une relation difficile avec un homme blanc plus âgé qui ne soutient pas ses talents, est une version ratée de Rama. L’inquiétude des écrivains est peut-être que la frontière entre le succès bourgeois et la folie criminelle est plus mince qu’il n’y paraît.

Une première scène représentant Rama donnant une conférence dans un cadre universitaire, sur le travail de nulle autre que Marguerite Duras, rend explicite Saint-Omerobsessions littéraires. (Diop a dit qu’elle continue de rester plus inspirée par les écrivains et les romanciers que par ses collègues cinéastes). Dans cette scène d’ouverture, Rama demande à ses élèves d’analyser une scène clé du scénario de Durass pour le film d’Alain Resnais de 1959 Hiroshima mon amour, dans lequel des femmes françaises sont montrées avec la tête rasée pour avoir poursuivi des affaires avec des soldats nazis pendant l’occupation allemande de la France. Il est suggéré ici que Rama partage la fascination des auteurs pour les personnages féminins diffus qui peuvent habiter les deux côtés de la fracture victime/agresseur.

Le personnage de Colys, qu’un autre cinéaste aurait pu faire d’un monstre abject irrécupérable, est également traité avec tact et une attitude impartiale. Bien qu’elle admette avoir commis le crime, elle refuse de se catégoriser comme coupable ou non coupable. Au lieu de cela, elle suggère énigmatiquement devant le procureur qu’elle n’est pas la seule responsable. Difficile de savoir si Coly fait ici référence au renvoi raciste humiliant de ses professeurs, qui voulaient qu’elle abandonne son doctorat sur Ludwig Wittgenstein et étudie quelque chose de plus proche de sa propre culture, ou à la figure ténébreuse de son ex-partenaire, un homme qui a refusé d’avoir quoi que ce soit à voir avec leur enfant et l’a gardée secrète à la fois pour ses enfants et pour sa femme.

Quoi qu’il en soit, Diop traite le crime de Colys comme une source de mystère par opposition à un acte de fureur brutal ou à un épisode psychotique clinique, exaspérant les sensibilités de vérification des faits officieuses de l’accusation. À un moment donné, Coly riffs, brillamment, sur la scène côtière la nuit de la mort de l’enfant : la lune éclairait un chemin devant elle sur la mer alors qu’elle plaçait son enfant sur le rivage pour être embrassé par la marée montante. Ce monologue poétique est interrompu par le procureur, qui intervient que les marées n’étaient pas assez hautes à l’époque pour que son histoire soit vraie. Pourquoi avez-vous tué votre fille ?ils la haranguent à plusieurs reprises. Je ne sais pasrépond-elle avec une véritable curiosité. J’espère que ce procès m’aidera à le savoir.

Duras, attaquée sur plusieurs fronts pour son essai fou et fantasmatique sur Villemin qu’elle n’a jamais conçu comme un assassinat de personnage, mais plutôt comme une méditation sur l’amour fou inné de la maternité a refusé de s’excuser pour son intervention unique dans l’affaire Villemin. Le vrai problème reste celui des femmes, les femmes en quête de sens dans la vie qu’elles vivent et qu’elles ne désirent pas, a-t-elle écrit dans une réponse de suivi fidèle. La fin du film de Diops semble se ranger du côté d’abstractions similaires, peut-être trop générales.

Saint Omer se conclut par un discours frénétique et passionné prononcé par l’avocat de Colys, qui en appelle avant tout au statut de femme de Colys. L’avocat de la défense parle de la nature chimérique de la subjectivité féminine, rapide à s’effondrer et à migrer à travers les frontières, et laisse entendre que n’importe quelle femme dans la pièce aurait pu être poussée à commettre un crime similaire, si elle avait été poussée à ses limites d’endurance. Pourtant, combien de femmes pourraient sérieusement affirmer, comme Kabou/Coly, qu’elles ont été agressées par la sorcellerie et que leur ambition de toujours, frustrée, était de devenir un philosophe de génie, comme Descartes ?

Dans sa propre passion pour les aléas du procès Kabous, Diop s’est dit des conneries au Festival du film de New York l’automne dernier. Pourtant, il y a peut-être plus de valeur à trouver en restant dans les conneries plutôt qu’en satisfaisant les frissons de la relatabilité dans l’acte final de Saint-Omer. Cela aurait été plus fidèle à la nature vraiment extraordinaire et sans rapport d’une figure comme Kabou, une personne véritablement incompréhensible qui résiste à la fois aux caricatures racistes et à la reconnaissance identitaire.

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