Première décision de justice interprétant la loi française sur le devoir de vigilance | JD Supra

Arrière-plan

Au sein de l’UE, la France a été le premier pays à adopter des obligations obligatoires de diligence raisonnable en matière de droits de l’homme avec la promulgation de la loi française n°. 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance. Cette loi prévoit que les sociétés françaises de plus de 5 000 salariés en France et/ou de plus de 10 000 salariés dans le monde (y compris les salariés des filiales) sont tenues d’établir, de publier et de mettre en œuvre un « plan de vigilance ». Les plans de vigilance visent à identifier, anticiper et prévenir les violations des droits humains pouvant résulter des activités de la société mère mais aussi des activités du groupe, ainsi que des fournisseurs et sous-traitants tout au long de la chaîne de valeur.

En cas de non-respect de la loi sur le devoir de vigilance, les sociétés mères concernées par cette loi peuvent être mises en demeure d’établir, de publier et de mettre en œuvre un plan de vigilance par toutes parties intéressées. Les parties prenantes peuvent également demander une injonction dans le cadre d’une procédure de référé si leur mise en demeure reste sans réponse pendant 3 mois, avec l’application éventuelle d’une sanction pécuniaire récurrente pour garantir l’exécution de l’ordonnance du tribunal. Par ailleurs, dans le cadre d’une procédure civile au fond, les sociétés mères pourraient également faire face à des actions en responsabilité délictuelle où leur responsabilité civile pourrait être recherchée pour n’avoir pas empêché les violations des droits de l’homme par la mise en œuvre effective d’un plan de vigilance raisonnable et adapté.

Depuis 2019, une dizaine d’actions en justice ont été engagées contre de grandes entreprises françaises sur le fondement de ce statut français, principalement contre des entreprises du secteur pétrolier, des banques et des grands industriels de l’agroalimentaire et de la grande distribution.

Initialement, la loi sur le devoir de vigilance ne prévoyant pas de règles de compétence concernant ce type de procédure, cela a donné lieu à des décisions contradictoires à cet égard, oscillant entre la compétence des tribunaux civils ou commerciaux (voir ici une mise à jour sur cette question). Cependant, la loi française no. La loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour l’instauration de la confiance dans la justice a donné compétence exclusive au Tribunal civil de Paris en premier ressort pour les matières liées au devoir de vigilance à compter du 24 décembre 2021.

Première décision de justice sur une demande d’injonction

Le 28 février 2023, le Tribunal Civil de Paris a rendu en référé la première décision relative à l’application de la loi sur le devoir de vigilance.

Plusieurs ONG avaient engagé des poursuites estimant que l’entreprise visée n’avait pas préparé un plan de vigilance adéquat et avaient demandé qu’il soit ordonné à l’entreprise de prendre des mesures urgentes pour remédier à la situation.

En bref, le TGI de Paris a estimé que la demande d’injonction devait être déclarée irrecevable car les ONG n’avaient pas respecté un préalable procédural avant de saisir la justice.

Pour parvenir à cette conclusion, le tribunal a procédé à une analyse approfondie de la loi française, et a retenu l’objectif de préserver la sécurité juridique des entreprises compte tenu du champ d’application large de la loi française.

Plus précisément, le tribunal a noté que :

  • L’obligation de vigilance créée par cette loi a en effet un champ d’application très étendu, non limité aux activités de la société mère, mais couvrant l’ensemble des activités du groupe ainsi que les activités des fournisseurs et sous-traitants de la société mère.
  • Les mesures à mettre en œuvre dans le cadre du plan de vigilance sont définies de manière sommaire et la Loi ne fait référence à aucune norme ou source qui serait plus précise quant aux diligences effectives des entreprises à effectuer.
  • Aucune autorité ou tiers n’est désigné avec pour mission de contrôler la conformité des plans de vigilance (voire leur publication).
  • Ce devoir de vigilance est à mettre en regard des objectifs ambitieux (« monumentaux » dit le tribunal) assignés par la loi aux sociétés mères, à savoir la préservation des droits de l’homme et de l’environnement.

Concrètement, le tribunal a reconnu que la loi énonçait une exigence pratique, qui est d’élaborer les plans de vigilance en collaboration avec les parties prenantes. Même s’il n’y a pas de définition des parties prenantes concernées ni de processus de collaboration précis prescrit par la loi, le tribunal a vu dans cette exigence un besoin de «co-construction et dialogue entre les parties prenantes et les maisons mères”. Cette exigence vise à obtenir la meilleure mise en œuvre possible de la Loi ainsi que des plans de vigilance plus efficaces dans la pratique.

Le tribunal a décidé que l’obligation d’envoyer une mise en demeure préalable plusieurs mois avant d’engager une action en justice s’inscrit dans cette phase de dialogue car elle permettra aux sociétés mères de comprendre les doléances des parties prenantes et d’y répondre. Le souhait sous-jacent est d’éviter autant que possible les litiges et de privilégier les discussions et le règlement à l’amiable compte tenu de l’ampleur et des objectifs de la loi sans que le législateur n’apporte d’indications détaillées sur les diligences réelles attendues des sociétés mères.

Cela a conduit le tribunal à déclarer qu’en l’espèce, les ONG n’avaient pas respecté l’obligation d’envoi d’une mise en demeure préalable à l’engagement de poursuites judiciaires, car leurs griefs avaient évolué au cours de la procédure et s’appliquaient à la vigilance 2021 plan de vigilance et non plus le plan de vigilance initial (2019) de l’entreprise concernée.

De plus, de manière surabondante, le tribunal a constaté qu’étant donné qu’il avait été saisi dans le cadre d’une procédure sommaire (et non d’une procédure commune), les règles procédurales classiques applicables à cette voie procédurale devaient être appliquées. En conséquence, le tribunal a estimé qu’en référé, ses pouvoirs consistaient principalement à déterminer si un plan de vigilance avait effectivement été émis et publié (et à vérifier qu’un tel plan n’était pas si limité qu’on puisse considérer qu’il n’y avait pas de plan du tout ) ainsi que de vérifier s’il y a eu violation manifeste du droit à cet égard.

Conséquences dans un paysage plus large

Cette décision n’est pas seulement intéressante car elle donne une première interprétation (très détaillée) de la loi sur le devoir de vigilance. Cela donnera probablement le ton pour d’autres affaires en cours, d’autant plus que le même tribunal a compétence exclusive sur ce type de réclamations.

Tant les sociétés mères que les parties prenantes devraient revoir leur approche et réfléchir notamment à l’accent mis par le tribunal sur la nécessité d’une « co-construction du plan » et les conséquences d’un éventuel manque de dialogue lors de la conception des mesures composant leur plan de vigilance.

A l’avenir, les ONG pourraient également préférer opter pour une voie procédurale différente, à savoir la procédure commune au fond, afin de donner au tribunal des pouvoirs accrus en termes d’appréciation approfondie du plan de vigilance. Les procédures sommaires ne semblent souhaitables que dans un type limité de cas où la loi est violée de manière très flagrante.

Enfin, l’impact de cette décision devra probablement être nuancé une fois que l’UE aura adopté une directive actuellement en préparation. En effet, la Commission européenne a publié il y a un an, le 23 février 2022, une proposition de directive sur le devoir de diligence en matière de développement durable des entreprises, qui établit des obligations de diligence raisonnable pour les entreprises de l’UE et des pays tiers afin d’identifier, de prévenir et d’atténuer les droits de l’homme réels et potentiels. et les impacts négatifs sur l’environnement (voir ici pour plus d’informations sur cette proposition). Les discussions sur cette proposition sont en cours mais nécessiteront probablement une mise à jour de la loi française sur le devoir de vigilance et de toute autre loi similaire adoptée dans d’autres États membres. Plus récemment et de manière significative, dans le même esprit, l’Allemagne a adopté la loi allemande sur le devoir de diligence des entreprises dans les chaînes d’approvisionnement du 16 juillet 2021, qui est entrée en vigueur le 1St Janvier 2023 (voir ici pour plus d’informations).

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