L’état d’esprit en France après la victoire de l’extrême droite
Pour beaucoup, la France semble être un endroit très différent lundi.
Les résultats du premier tour des élections législatives, organisé dimanche, ont révélé un pays profondément fracturé, avec une montée en puissance de l’extrême droite remportant un nombre record de voix et le quasi-effondrement du parti centriste du président Emmanuel Macron.
L’extrême droite aux portes du pouvoir, proclame la Une du quotidien Le Parisien au lendemain de la première moitié des élections anticipées convoquées par M. Macron.
Douze millions de nos concitoyens ont voté pour un parti d’extrême droite clairement raciste et anti-républicain, affirme dans un éditorial le quotidien de gauche Libération, en référence au Rassemblement national de Marine Le Pen. Le chef de l’Etat a jeté la France sous un bus, le bus a continué sans ralentir, et le voilà garé devant les grilles de Matignon.
Si le Rassemblement national obtient la majorité absolue au second tour dimanche, M. Macron sera contraint de nommer un Premier ministre issu de ses rangs, qui formera à son tour un cabinet.
Il y a eu un sentiment de choc et d’incrédulité face à la dégringolade politique du parti de M. Macron, qui, avec ses alliés, a obtenu le plus grand nombre de sièges, mais pas la majorité absolue, à l’Assemblée nationale. Cette coalition centriste a terminé troisième au premier tour de la course électorale à deux tours.
Seuls deux de ses candidats et aucun de ses ministres en lice n’ont obtenu suffisamment de voix pour être réélus sans second tour, contre 37 membres du Rassemblement national d’extrême droite et 32 de la coalition de partis de gauche appelée Nouveau Front populaire, qui est arrivée deuxième.
Les résultats du premier tour de scrutin ne permettent généralement pas d’estimer avec certitude le nombre de sièges que chaque parti obtiendra au parlement. Mais le Rassemblement national semble désormais très susceptible de devenir la force la plus importante de la puissante Assemblée nationale. La question est de savoir s’il obtiendra suffisamment de sièges pour obtenir la majorité absolue.
Si cela n’arrive pas, l’Assemblée nationale sera très probablement ingouvernable, avec le parti centriste de M. Macron et ses alliés coincés entre la droite et la gauche et avec un pouvoir considérablement diminué.
Fin d’une époque, proclame la Une des Echos, le principal quotidien économique.
Quand les historiens se pencheront sur la dissolution, ils n’auront qu’un mot à dire : désastre !, peut-on lire dans un éditorial du journal conservateur Le Figaro.
Emmanuel Macron avait tout, ou presque, a-t-il continué. Il a tout perdu.
Sur le terrain, les réactions au scrutin reflètent les divisions du pays. Dans le nord, considéré comme un bastion du Rassemblement national d’extrême droite, la liesse règne.
« Je vais faire la fête toute la nuit », a déclaré Manuel Queco, 42 ans, entrepreneur, dans une salle municipale de la ville de Hénin-Beaumont, où Mme Le Pen recevait une salve de félicitations après l’autre, dimanche soir, après avoir été élue d’office. Alors que la foule des partisans du Rassemblement national entonnait l’hymne national, M. Queco a levé son verre de champagne. « J’attends leur victoire depuis que j’ai 18 ans. »
A Paris, les résultats du premier tour ont révélé une carte électorale qui avait presque totalement écarté le Rassemblement national, mais qui était divisée entre le Nouveau Front populaire et le parti du président. Pourtant, le sentiment dominant sur la place de la République, où des milliers de sympathisants de gauche se sont rassemblés dimanche soir, était celui de la tristesse et de la commisération.
« Je n’aurais jamais cru voir de ma vie l’extrême droite diriger le pays », a déclaré Camille Hemard, 50 ans, professeur de latin, de grec et de français dans un lycée professionnel. Elle avait emmené sa fille de 16 ans pour chercher du réconfort dans la foule qui dansait et scandait « Tout le monde déteste les fascistes ».
Elle a ajouté : « J’espérais que mes enfants ne le sauraient pas. »
Les résultats officiels publiés par le ministère de l’Intérieur ont montré que le Rassemblement national et ses alliés ont remporté environ 33 % des voix. Le parti centriste Renaissance de M. Macron et ses alliés ont récolté environ 20 % des voix, et le Nouveau Front populaire a remporté environ 28 % des voix.
A la radio, à la télévision et sur les sites d’information, les sondeurs ont rappelé que tout n’était pas joué. Seuls 76 des 577 sièges législatifs du pays ont été remportés d’emblée, et la plupart sont allés aux grands partis. Une bataille pour les 501 sièges restants s’engage cette semaine, jusqu’au vote définitif de dimanche. La question que beaucoup se posent est de savoir combien de candidats se retireront des scrutins à trois, dans une manœuvre stratégique pour empêcher l’extrême droite de gagner.
En politique française, on appelle cela former un front républicain ou un barrage, même si cette stratégie s’est considérablement effritée au cours des dernières années.
Barrage titrait l’éditorial du journal d’extrême gauche L’Humanité. La catastrophe n’a jamais été aussi proche, écrit Sébastien Crépel, rédacteur en chef. Il est encore temps d’arrêter ça.
Lundi, l’euro et la Bourse française ont progressé, portés par l’optimisme selon lequel le Rassemblement national eurosceptique, malgré sa victoire écrasante, pourrait ne pas obtenir la majorité absolue au second tour. Les investisseurs parient désormais que le résultat le plus probable dimanche est un Parlement bloqué, dans lequel ni l’extrême droite ni l’extrême gauche ne parviendront à obtenir une majorité.
Mais cet optimisme pourrait être de courte durée. Les économistes mettent en garde contre le risque d’une crise de la dette si un gouvernement paralysé ne parvient pas à maîtriser les finances françaises, ou si le Rassemblement national remporte la majorité absolue et se lance dans une frénésie de dépenses pour honorer les promesses économiques onéreuses qu’il a faites aux électeurs.
Alors que les dirigeants de la coalition de gauche ont juré que leurs candidats arrivés en troisième position se retireraient pour empêcher un candidat du Rassemblement national de remporter les sièges, le message du camp présidentiel est resté confus.
Gabriel Attal, le jeune Premier ministre dont les jours à la tête du gouvernement sont sans doute comptés, a déclaré qu’il était de son devoir moral d’empêcher le Rassemblement national d’obtenir la majorité absolue. D’autres membres clés de l’alliance centriste de M. Macron se sont toutefois montrés plus spéculatifs, l’un d’eux affirmant que les décisions concernant les candidats qui se retireraient seraient prises région par région. Et l’ancien Premier ministre Édouard Philippe a lancé un appel pour bloquer non seulement l’extrême droite, mais aussi le parti d’extrême gauche La France insoumise, membre de la coalition de gauche.
Dimanche, le parti de Macron a une nouvelle fois manqué de clarté et n’a pas su donner d’instructions claires, écrit Solenn de Royer, chroniqueuse dans Le Monde, le principal journal du pays.
Pour l’extrême droite, le premier tour a été un appel clair à redoubler d’efforts pour promouvoir son point de vue selon lequel le pays est envahi par l’immigration et en proie à la criminalité.
Dans une lettre ouverte aux Français, le président du Rassemblement national, Jordan Bardella, a annoncé que le pays avait désormais le choix entre son parti, qui, selon lui, ramènerait l’ordre et le respect, et la coalition de gauche, qui, selon lui, représentait une menace existentielle pour la nation.
Le destin de la France ne peut être confié à ces incendiaires, qui adoptent une stratégie de conflit permanent, écrit-il.
L’éditorial du Figaro proposait un choix similaire aux lecteurs, affirmant que le programme du Rassemblement national était certes inquiétant à bien des égards, mais qu’il les confrontait à l’antisémitisme, à l’islamo-gauchisme, à la haine de classe, à l’hystérie fiscale.
Pour la gauche, la menace existentielle était clairement l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite pour la première fois depuis le régime collaborationniste de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale.
« Tous ceux qui sont dans la même situation que moi devront choisir un extrême », a déclaré Hawa Diop, 25 ans, qui s’est rendue dimanche place de la République avec deux amies après une journée de shopping. Toutes trois ont des parents immigrés d’Afrique du Nord et de l’Ouest et se sentent menacées par la politique anti-immigration de l’extrême droite et par un projet à long terme visant à interdire aux femmes musulmanes de porter le foulard en public.
Nous espérons toujours que cela n’arrivera pas, a-t-elle dit. Nous croisons les doigts.
Sgolne Le Stradic reportage contribué depuis Hnin-Beaumont, France, et Liz Alderman de Paris.