Les musulmanes voilées en France et la politique de la nouvelle laïcité

L’exclusion des femmes musulmanes qui portent le foulard en France révèle l’ordre hégémonique en vigueur dans le pays, ainsi que le sexisme et le racisme qui le caractérisent.

Dans mon livre, Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ?, J’emprunte à Bell Hooks, une intellectuelle afro-américaine, et j’applique aux femmes musulmanes qui portent le foulard islamique en France la question qu’elle a posée sur l’exclusion des femmes noires de la lutte féministe.

Au final, elles aussi sont exclues de la cause des femmes. C’est ce qui m’avait frappé en 2017 lors d’un débat public sur la question « La laïcité garantit-elle l’égalité entre les hommes et les femmes ? », événement organisé par la délégation du Sénat aux droits des femmes.

Au cœur du Palais du Luxembourg, j’ai été huée publiquement parce que j’avais osé répondre aux féministes qui plaidaient pour une interdiction encore plus large du voile. « Si je comprends bien, vous voulez exclure les femmes sous couvert d’égalité des sexes », ai-je dit. « N’est-ce pas paradoxal ? Ai-je besoin de vous rappeler que sous le voile, il y a des femmes.

Ces femmes opposent les femmes qui choisissent de porter le foulard en France, les comparant à ceux qui souffrent en Iran, en Arabie saoudite et en Afghanistan, où ils sont obligés de le porter.

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Ces mêmes femmes se battent dans ces pays pour pouvoir survivre en tant que femmes, mener leur vie librement, étudier ou travailler ou devenir des athlètes de haut niveau. Et pourtant, nous étions là en train de statuer sur le bien-fondé – sur « l’égalité entre hommes et femmes » – de les exclure de la participation aux Jeux olympiques parce qu’ils portaient ce qui leur est imposé dans leur pays.

Altération radicale

Ce dilemme a guidé la rédaction de ce livre dont les chapitres sont issus de sections de ma thèse de doctorat, Affectation à l’altérité radicale et voies d’émancipation : une étude de l’agence des femmes musulmanes françaises. Je voulais centrer mon propos sur l’origine de la discrimination et de l’exclusion dont sont victimes les femmes musulmanes qui portent le foulard.

Pour ce faire, j’ai retracé la fabrication de « l’altérité radicale » des Français d’ascendance africaine et maghrébine, qui trouve ses origines dans l’exclusion et la stigmatisation des immigrés postcoloniaux au XIXe siècle et, avant cela, dans la façon L’impérialisme français considérait l’islam comme « l’ennemi impérial », comme l’a exploré le philosophe français Mohamed Amer Meziane.

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Je me suis appuyé sur de nombreux auteurs pour retracer cette socio-histoire, notamment le sociologue algérien de « l’émigration-immigration », Abdelmalek Sayad, qui fut un véritable précurseur d’une nouvelle sociologie de l’islam.

Dans ce travail, j’ai porté une attention particulière à interroger le cadre à partir duquel nous pensons les phénomènes sociaux, sans lequel les préjugés et les hypothèses non vérifiées, notamment en ce qui concerne les relations Nord/Sud, empêchent une réflexion objective.

L’islam est une religion « dominée » car c’est une « religion des dominés » mais aussi, auparavant, des colonisés sous « protection » ou domination française. La France a ainsi construit un rapport de domination avec l’islam et les musulmans, et parfois même une entreprise, parfois occultée, parfois assumée, de domestication de l’islam et des musulmans.

Retracer la socio-histoire politique de la marginalisation des populations immigrées et musulmanes d’origine africaine et maghrébine m’a permis d’étudier la filiation entre la figure détestée – l’incarnation de la « féminité hérétique » – des « femmes voilées » et ses ascendants.

Indésirable et illégitime

C’est ce que je propose dans mon travail, où je m’intéresse à cette « figure », à la construction discursive politique dont elle fait l’objet, et à la dangerosité alléguée ou perçue associée à cette figure.

Les femmes qui portent un foulard ne sont pas seulement indésirables et illégitimes aux yeux de la nation, ce sont des créatures indisciplinées qui doivent être éduquées et converties. S’ils résistent, ils deviennent dangereux et sont alors stigmatisés comme tels : ils sont désormais les ennemis musulmans.

Lois et règlements, discours et attentats, font d’elles, aux yeux de leurs détracteurs, des femmes dépouillées de leur humanité et de leur féminité.

Le but est de les empêcher, de manière « civilisée », d’évoluer dans leur société en restreignant leur accès à certains espaces et à certaines fonctions par la création et l’élargissement de règles de neutralité religieuse incompatibles avec le port du foulard.

Lois et règlements, discours et attentats, font d’elles, aux yeux de leurs détracteurs, des femmes dépouillées de leur humanité et de leur féminité.

Je décris ensuite les discriminations, les exclusions ; leurs mécanismes mais aussi les formes de domination et leurs effets aliénants. J’identifie aussi les alliances qui se créent pour protéger l’ordre hégémonique français, notamment entre groupes féministes et groupes politiques qui se réunissent pour réorienter et redéfinir la laïcité – ce que j’appelle les politiques de la nouvelle laïcité.

En définitive, ce qui est en jeu, c’est la préservation et la centralité d’un ordre hégémonique et, faut-il le rappeler, normatif. Sa centralité me permet de conceptualiser la notion de féminité paradoxale.

Une féminité paradoxale

Dans le jeu de la domination, les femmes sont positionnées sur une échelle destinée à évaluer leur conformité à la « bonne » féminité. Les « mauvaises » féminités, c’est-à-dire les femmes mauvaises ou dangereuses, sont disqualifiées, caricaturées, méprisées et stigmatisées – elles sont ciblées comme hérétiques de l’ordre hégémonique.

Et les femmes qui personnifient cette mauvaise féminité endossent une féminité paradoxale : elles incarnent à la fois une féminité hérétique face aux partisans de la nouvelle laïcité et une féminité hégémonique face aux tenants d’une lecture orthodoxe de l’islam.

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Mon livre vise aussi une désaliénation vis-à-vis de l’ordre hégémonique et plus précisément d’un de ses ressorts moteurs : la féminité hégémonique. C’est pourquoi j’ai choisi aussi de nommer l’aliénation du groupe dominant une hégémonie raciale, qui n’est jamais reconnue comme telle mais qui n’en est pas moins réelle, comme c’est le cas des féministes universalistes.

Je nomme aussi l’aliénation des dominés, qui se retrouvent enfermés malgré eux dans une posture réactionnaire face au pouvoir que les dominants exercent sur eux.

Les relations de domination impliquent des effets : l’aliénation est inconnue, implicite et mécanique. Elle affecte les perceptions et les perspectives, les visions du monde et les corps.

Cet aspect me semble central. Des extraits d’entretiens rendent compte de manière saisissante de la façon dont la domination islamophobe dénature le corps des femmes concernées, altère leur estime de soi, ce qui les conduit parfois à vouloir se distinguer du groupe de pairs stigmatisés.

Cette distinction est aussi source d’aliénation et illustre l’incorporation du mépris social, du racisme et de l’islamophobie.

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

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