Laurent Berger, dirigeant du syndicat français : La fusée Le Pen a décollé ; il faut maintenant l’empêcher de se mettre en orbite
Aux côtés du président français Emmanuel Macron, le syndicaliste Laurent Berger est l’acteur le plus décisif dans la bataille pour la réforme des retraites en France. Toute solution à la crise politique et sociale que traverse le pays passera sûrement par le leader de France première union et le président de la République française.
Berger est le secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), la plus grande confédération syndicale française en nombre de membres et traditionnellement décrite comme réformiste ou modérée contrairement au syndicat CGT plus combatif. Agé de 54 ans, il préside également la Confédération européenne des syndicats. Alors que la CFDT a été une alliée de Macron et d’autres gouvernements dans les réformes précédentes, elle s’est opposée dès le départ au projet des gouvernements français de relever l’âge de la retraite de 62 à 64 ans et de faire avancer l’exigence pour les travailleurs d’avoir cotisé au moins 43 ans. ans de cotisations sociales au lieu de 41 pour avoir droit à une retraite à taux plein. Si la CFDT ne s’était pas opposée à la réforme, le gouvernement français aurait eu moins de mal à sa mise en œuvre.
Dans une interview avec EL PAS et d’autres médias européens de la Leading European Newspaper Alliance (LENA) mardi, Berger a détaillé sa proposition pour mettre fin à la crise politique et sociale en France. Ses idées vont au-delà de la réforme : il incarne une gauche social-démocrate qui en France a depuis longtemps perdu sa voix.
Question. Il y a de la violence et du chaos dans les rues de France : la société se rebelle, mais le président ne cède pas. Quelle est la sortie ?
Répondre. Il y a une colère sociale qui commence à se transformer en colère démocratique. C’est un grand mouvement social qui ne s’était pas vu depuis le début des années 1980. La raison est simple : la réforme des retraites et tout ce qu’elle révèle sur le monde du travail. Le pouvoir n’a pas pris en compte ce qui s’est passé pendant la pandémie, qui a bousculé le rapport au travail, notamment pour les travailleurs de première et de deuxième ligne : ceux du soin, de l’assistance, du ménage et de l’agroalimentaire. Ils étaient là pendant le confinement, ils n’ont obtenu aucune reconnaissance en termes de salaire, et la reconnaissance qu’ils obtiennent maintenant est de travailler deux ans de plus. Les plus touchés par la réforme sont ceux qui ont commencé à travailler entre 18,5 et 21 ans dans des professions peu qualifiées. Le conflit a commencé avec les retraites, a été mal géré au parlement et est devenu une crise démocratique.
Q Quelle est la solution alors?
UN. Vous devez appuyer sur le bouton pause. Cela signifie suspendre temporairement la loi et en discuter à nouveau dans le cadre d’un processus avec des médiateurs. La première ouverture de ceux qui sont au pouvoir est de dire : d’accord, mettons 64 ans de côté pendant un moment et reparlons.
Q L’interruption serait-elle de six mois ?
UN. Oui, assez de temps pour calmer les choses et trouver un compromis.
Q Macron peut-il appuyer sur le bouton pause sans perdre sa crédibilité ?
UN. Imaginez qu’il y ait une tragédie lors d’une manifestation un de ces jours. Il perdrait alors sa crédibilité. Si je fais cette proposition, c’est pour que personne ne la perde. Mon idée est de dire : Écoutez ce qui se passe, écoutez la respiration de la société et du monde du travail. Il y a une énorme tension, et si la loi est promulguée, la tension se transformera en ressentiment. Avez-vous vu la projection des sièges à l’Assemblée nationale si le Parlement est dissous et que des élections anticipées sont déclenchées ? Le [far-right party] Rassemblement National [RN] va doubler ses législateurs, la NUPES [left-wing alliance] ne fera aucun gain, la majorité présidentielle sera réduite de moitié…
Q Presque tous les voisins de France ont un âge légal de départ à la retraite plus élevé.
UN. Oui, mais regardez l’âge effectif de la retraite. Notre âge légal de la retraite est de 62 ans, mais l’âge médian de la retraite est de 63 ans et trois mois. Les projections d’experts indiquent qu’il s’élèvera à 64 ans et un peu plus. Quand on regarde les autres pays européens, l’âge de la retraite est de 65 ou 67 ans, mais l’âge effectif est plus bas. J’adore les comparaisons européennes. Mais au cours des six dernières années [under Macron], les syndicats et le gouvernement n’ont jamais entamé un dialogue comme celui qui se déroule actuellement en Espagne, qui est capable de parvenir à des compromis. Jamais!
Q Seriez-vous d’accord pour fixer la retraite à 63 ans au lieu de 64 ?
UN. Pourquoi à 63 ans ? Ils ont fait de l’âge un objet politique. Nous parlons de la vie des gens au travail. En ce moment, le pays est dans une tension extrême, il y a un risque énorme pour la démocratie, et tout ça pour sauver 10 milliards [$10.8 billion] une année. C’est un montant important, mais la dernière mesure pour soutenir les entreprises de combustibles fossiles était de 12 milliards [$13 billion]. L’âge est dogmatique : le président lui-même l’a dit en 2017.
Q Comment gérez-vous le problème des appels à manifester, sachant que les protestations peuvent devenir un prétexte à la violence ?
UN. Il y a un problème, et la façon de le combattre est d’en parler. Les black blocs détestent les syndicats autant qu’ils détestent le gouvernement et les journalistes. La violence doit être condamnée sans ambiguïté. Imaginez maintenant s’il n’y avait pas d’appels [to demonstrate] des syndicats mobilisés : il y aurait encore de la violence.
Q D’où vient ce niveau de violence, rarement observé dans d’autres pays européens ?
UN. Il y a une humeur nihiliste dans certains groupes radicalisés. J’ai vu des black blocs attaquer une banque mutualiste : ils pensaient s’attaquer au capitalisme.
Q Et que pensez-vous des manifestants qui accrochent ou brûlent des effigies de Macron ?
UN. Je le condamne. La violence symbolique est la même pour moi. J’ai signalé un problème au gouvernement : quelle est la perspective démocratique d’un pays, y compris son rapport à la violence, lorsque les gilets jaunes [grassroots protesters initially motivated by rising fuel prices] mobilisé un maximum de 284 000 personnes et [the government] décidé de dépenser 13 milliards [$14 billion] [in response to the protests]et maintenant, après au moins neuf mobilisations pacifiques avec 1,5 million de manifestants pacifiques, il n’y a pas de réponse ?
Q Si le gouvernement accepte votre proposition de dialogue, pourrait-il le faire à cause de la violence ? Est-ce la violence qui pousse le gouvernement à agir ?
UN. Cela me dérange que dans un pays démocratique, la violence est plus dérangeante que la colère sociale qui s’exprime pacifiquement. Les deux devraient inquiéter le gouvernement. Si je propose une solution, c’est parce que je crois que nous devons être responsables.
Q Macron a également proposé une issue : laisser le processus démocratique suivre son cours et permettre à la Cour constitutionnelle de statuer et de parler de toutes les questions que vous évoquez, comme la qualité du travail. Pourquoi ne pas l’accepter ?
UN. Il propose de parler du burn-out au travail, de la fin des carrières professionnelles, de l’emploi des seniors. Ce sont des questions importantes qui auraient dû être incluses dans le plan de réforme. Nous l’avons proposé en octobre, avec une grande loi sur le travail, l’emploi et les retraites. Ils voulaient se concentrer sur les pensions, disant qu’il fallait du sang, de la sueur et des larmes. Et nous voici maintenant. Le boomerang est de retour.
Q Si Macron n’accepte pas d’appuyer sur le bouton pause, comme il l’a déjà laissé entendre, que ferez-vous ?
UN. Nous ne sommes pas des factions. Je ne finirai pas devant une manifestation avec 100 000 personnes derrière. Cela n’aurait pas de sens. Nous verrons comment les employés et les équipes syndicales réagissent. Si nous nous arrêtions aujourd’hui, ils continueraient. Si la loi est promulguée, je ne sais pas ce qui se passerait, mais la colère, le ressentiment, la rage de certains, se déplaceraient vers un autre domaine : le terrain politique.
Q Marine Le Pen est-elle la seule gagnante de cette situation ? Le tapis rouge lui est-il déroulé pour les élections présidentielles de 2027 ?
UN. Je pense que la fusée a décollé, mais maintenant nous devons l’empêcher de se mettre en orbite. Cela signifie que nous devons nous réveiller collectivement. Le Rassemblement national ne se soucie pas des retraites et des questions sociales, mais il utilisera deux facteurs qui sont essentiels pour le parti, et que nous connaissons d’autres pays qui sont tombés aux mains de l’extrême droite : la défiance envers les institutions et le ressentiment social. Et tout cela, tout en agissant de manière assez neutre à l’Assemblée nationale, en gardant une apparence de respectabilité. Je suis donc pour le moins bouleversé par l’arrivée du RN au pouvoir. Sera-ce aux élections présidentielles ? Ou aux élections législatives ? Je ne sais pas. Mais il est encore temps de se lever, de donner de l’espoir et de prendre une nouvelle direction. Et ce n’est pas ce qui se fait. Où est la direction de ceux qui nous dirigent aujourd’hui ? Il n’existe pas.
Q La France a-t-elle besoin d’une social-démocratie ?
UN. Il n’y a jamais eu de véritable social-démocratie en France. Il n’y a jamais eu un Michel Rocard ou Jacques Delors ou Pierre Mends-France qui ait été au pouvoir assez longtemps. Mais il y a eu un espace qui rassemble une social-démocratie. Aujourd’hui c’est un peu compliqué.
Q Beaucoup rêvent de vous voir incarner cette social-démocratie. Devriez-vous tenir compte de cette responsabilité et vous lancer en politique ?
UN. Je suis syndicaliste. Je n’ai aucun caprice politique. Il y a beaucoup de gens qui peuvent empêcher [Le Pen] de se mettre en orbite, et ce sont des politiciens. Mais si nous avions une situation de folie démocratique complète et si, à un moment donné, il fallait participer à la réflexion, bien sûr que j’en serais là. Je ne serai pas un déserteur.
Inscrivez vous pour notre newsletter hebdomadaire pour obtenir plus de couverture de l’actualité en anglais d’EL PAS USA Edition