l’attente « insurmontable » de près de 80 femmes, victimes de soumission chimique par un ex-haut fonctionnaire

« Je me retrouve sur les WC en train d’uriner, je vois ses chaussures sous la porte. » L’image est gravée dans l’esprit d’Alizée depuis 14 ans. Comme elle, environ 300 femmes ont ressenti une envie pressante et de fortes douleurs en plein entretien avec un homme haut placé, soit au ministère de la Culture soit à la Direction régionale des affaires culturelles à Strasbourg.

Certaines en sont venues à s’uriner dessus, et toutes ont tenté d’oublier cet épisode « humiliant ». Jusqu’à ce qu’un signalement ne mette en lumière les agissements « pervers » de Christian Nègre, ex-haut-fonctionnaire.

Une enquête a été ouverte à son encontre en 2018. Peu à peu, les investigations ont mis au jour le système bien rodé de cet homme soupçonné d’avoir, pendant près de dix ans, administré des diurétiques à des femmes à leur insu, la plupart du temps lors d’entretiens d’embauche, dans le cadre d' »expériences ». « J’aurais voulu qu’on m’arrête avant. C’était compulsif, mais il n’y avait pas chez moi une volonté d’empoisonner ces femmes », a-t-il témoigné auprès de Libération. Contactée à plusieurs reprises, sa défense n’a pas donné suite à nos sollicitations.

Six ans se sont écoulés depuis la mise en examen de Christian Nègre, en 2019. Sur toutes les victimes recensées, certaines ont pour l’heure renoncé à se constituer parties civiles. Mais pour les plus de 80 femmes qui ont fait ce choix, toujours aucun procès en vue, dénonce dans un communiqué la Fondation des femmes.

« Alors que la lutte contre la soumission chimique est enfin reconnue comme une priorité politique, (…) les victimes accompagnées par la Fondation des Femmes alertent aujourd’hui sur l’extrême lenteur de la justice pénale dans le traitement de leur dossier. (…) La justice semble incapable de traiter un dossier d’une telle ampleur. »

Une lenteur « extrême »

L’ouverture d’une information judiciaire avait fait naître l’espoir de voir Christian Nègre jugé dans les années à venir. Mais plus de six ans ont passé sans que le dossier ne soit clôturé et renvoyé devant un tribunal correctionnel. Pour la plupart, l’argument avancé par la justice, à savoir le nombre important de victimes, ne convainc pas. « Rien ne bouge. On a cette sensation d’inertie, de latence, de longueur », commente Sophia*, l’une des victimes.

« Les instructions sont toujours longues, mais là, c’est une lenteur qui est parfaitement extrême », analyse Me Zoé Royaux, avocate de trois plaignantes. « Les faits sont graves, mais malheureusement en réalité assez simples: ils sont caractérisés matériellement et l’auteur est identifié », ajoute-t-elle, précisant que les nombreuses parties civiles ont pu néanmoins obtenir une expertise psychologique. « Il y a en réalité un réel manque de moyens, humain et financier, parce que les deux juges ne peuvent pas recevoir toutes les victimes. Or, c’est très important pour les parties civiles de les rencontrer et de pouvoir être auditionnées. »

À cela s’ajoute un manque prégnant d’informations sur l’enquête en cours, selon les victimes. Une réunion avait été organisée en juillet 2023, peu après un changement de juges d’instruction sur le dossier. Mais depuis, plus rien, si ce n’est un mail reçu en décembre 2024, mentionnant une potentielle fin de l’instruction en 2025. « On attendait des points réguliers, faute d’un accompagnement individuel des victimes, mais malheureusement depuis 2023 nous n’avons pas été invités à nouveau à ce genre de réunion. C’est à chaque victime et avocat de suivre le dossier, et de faire des demandes d’acte. Et c’est un problème de considération pour les victimes », décrit Me Etienne Mangeot.

Auprès de BFMTV.com, six victimes reviennent sur les faits et confient leur colère face à des délais qu’elles jugent démesurés.

« En six ans, on s’est intéressé à moi dans cette histoire à peu près trois heures. Voilà la place qu’on laisse aux victimes dans cette affaire », fustige Alizée.

Des diurétiques dans le café ou le thé

Au printemps 2011, l’alternance de la jeune femme aux ressources humaines du ministère de la Culture arrive à son terme. Le directeur de son service, Christian Nègre, programme alors un entretien afin de « faire le point sur ses missions et son expérience ». « Il me reçoit dans son bureau et me propose un thé ou un café », se remémore Alizée. Par politesse, malgré le goût douteux des boissons du ministère, l’étudiante accepte un thé. L’homme s’absente une quinzaine de minutes, revient avec le breuvage, le tend à la jeune femme et démarre l’entretien.

Peu intéressé, Christian Nègre regarde son téléphone, semble fixer ses genoux. « Au bout d’un moment, je commence à avoir cette envie d’uriner qui commence à prendre beaucoup de place et à me paralyser. » Sueurs, douleurs intenses dans le bas-ventre, vertiges… Au cours de l’entretien, d’étranges symptômes s’accumulent. « J’ai tenu très longtemps, jusqu’à ce que ce ne soit plus possible. J’ai verbalisé le fait qu’il fallait que j’aille impérativement aux toilettes, sinon j’allais m’évanouir. »

Christian Nègre l’y accompagne en la tenant par les épaules. « Il est entré dans l’espace lavabo et il est resté pour m’entendre uriner », relate Alizée. « C’était hyper humiliant. » Une fois sortie des toilettes, la jeune femme retourne dans le bureau et termine l’entretien. Tant bien que mal, elle enfouit l’épisode dans les confins de sa mémoire et n’en parle à personne, honteuse.

Comme elle, dans cette affaire, c’est autour d’un café ou d’un thé que l’histoire de nombreuses femmes a basculé. En 2016, Sophia vient d’accoucher de son deuxième enfant et est en recherche d’emploi lorsqu’une connaissance lui recommande de prendre attache avec Christian Nègre, alors directeur adjoint à la DRAC de Strasbourg. Le rendez-vous est pris et l’entretien débute dans le bureau du haut-fonctionnaire, un matin de février.

« Très vite, il m’a servi un café que j’ai bu sans me poser plus de questions », explique-t-elle. Face à l’enjeu de ce rendez-vous, Sophia parvient mal à cacher son stress. Christian Nègre s’en aperçoit et lui fait une proposition singulière: poursuivre l’entretien en marchant dans les rues de Strasbourg, de façon « moins formelle ». Contrainte, elle accepte.

Alors qu’il l’entraîne dans cette curieuse promenade, Sophia commence à ressentir une forte envie d’uriner. Elle finit par s’en confier au haut-fonctionnaire, qui assure qu’ils vont trouver un lieu d’aisance. « Je ne suis pas vraiment connaisseuse de la ville, donc je ne me suis pas rendue compte à quel point il m’éloignait justement de tout lieu d’aisance », note aujourd’hui Sophia.

La douleur devient « insupportable » et Sophia, qui ne peut plus se contenir, s’urine dessus. « Je n’ai pas ‘légèrement uriné’ sur ma robe, j’étais vraiment trempée jusqu’aux os. Je ne savais plus où me mettre. Je me disais ‘pourvu qu’il ne remarque pas’, mais j’avais toujours cette pression insupportable dans la vessie ». Face à son insistance, l’homme finit par lui proposer de la cacher à l’aide de sa veste le temps qu’elle se soulage dans la rue. Ce qu’elle accepte, encore une fois faute d’alternative. « Il n’a pas spécialement détourné le regard. J’ai trouvé ce moment embarrassant », témoigne Sophia. L’entretien se termine, et comme pour les autres victimes, ne débouchera sur aucune embauche.

Pour Sylvie, conviée par Christian Nègre à l’un de ces entretiens sous forme de promenade en 2015 à Paris, c’est au jardin des Tuileries, aussi après avoir bu un café, que tout s’est joué.

l’attente « insurmontable » de près de 80 femmes, victimes de soumission chimique par un ex-haut fonctionnairel’attente « insurmontable » de près de 80 femmes, victimes de soumission chimique par un ex-haut fonctionnaire

« J’avais l’impression de faire une randonnée, je sentais la transpiration perler sur mon front, le coeur qui palpite, les jambes et mon ventre qui gonflent au fur et à mesure », explique-t-elle. Sylvie ne peut se retenir plus longtemps, et urine sous une passerelle. « Il a enlevé sa veste en me disant: ‘au cas où quelqu’un passerait, je vais vous cacher », affirme-t-elle. « Une fois que j’ai fini d’uriner, il m’a fait m’asseoir sur une chaise, a posé sa veste sur mes épaules. J’ai senti qu’il y avait de l’urine. Il a grommelé: ‘mince, vous auriez dû faire attention' ».

Lors d’un rendez-vous similaire dans les jardins du Louvre à Paris le 13 juillet 2011, Anaïs, elle, a tout juste le temps de se réfugier dans un prestigieux café. « Je vois la porte des toilettes et je commence à me faire pipi dessus. Je vais aux toilettes, je finis. Je me sèche avec de l’essuie-main, avec le sèche-main, comme je peux. » Quatorze ans plus tard, elle témoigne: « J’aime la culture, j’aime les musées. Mais quand on me parle du Louvre, je pense à lui (Christian Nègre, ndlr). Je pense à ce qu’on m’a fait en 2011 alors que j’étais en recherche d’emploi et vulnérable. »

Une « collection » de victimes dans un fichier Excel

Alternante, jeune diplômée en quête d’une première expérience professionnelle, mère de famille en recherche d’emploi… Le profil des victimes de Christian Nègre est varié. « On ne peut pas dire à ce jour qu’il avait une cible très précise », rapporte Me Louise Beriot, l’une des avocates de la force juridique de la Fondation des femmes. Un élément relie toutefois ces femmes: « Elles postulent à des postes dans la fonction publique ou reçoivent des conseils en recrutement. »

Judith*, elle, est persuadée d’avoir été confrontée à « un pervers authentique » au « mode opératoire très précis ». En 2014, elle repère le fonctionnaire haut placé sur Linkedin. « Je lui envoie un message en lui demandant s’il y a des opportunités professionnelles », se remémore-t-elle. La réponse ne se fait pas attendre: « tout à fait, disponible pour un rendez-vous ‘exploratoire’ autour d’un café ». La mécanique se met alors en place. Chaque fois, Christian Nègre reçoit ces femmes, leur fait passer un entretien, et « met ce fameux diurétique dans le café ou le thé », résume Me Louise Beriot.

L’homme aurait agi en toute impunité de nombreuses années, jusqu’en juin 2018. Cette année-là, au cours d’une réunion en présence de hauts fonctionnaires du ministère de la Culture, une sous-préfète le surprend en train de prendre des photos d’elle sous la table. « C’est à partir de ce moment-là que tout s’enchaîne: dépôt de plainte, perquisition, saisie du matériel informatique », explique Me Etienne Mangeot, l’avocat de Sophia.

Les enquêteurs découvrent l’impensable à l’intérieur de l’ordinateur de Christian Nègre. De nombreuses photos de jambes, mais aussi un fichier Excel où s’accumulent les noms et prénoms de femmes, la date de leur entretien, l’heure d’administration du diurétique, les conséquences, etc. Le parquet de Paris ouvre une information judiciaire en octobre 2019.

Christian Nègre est mis en examen et placé sous contrôle judiciaire pour « administration de substance nuisible, agression sexuelle par personne abusant de l’autorité conférée par sa fonction, atteinte à l’intimité de la vie privée par fixation d’image, violence par une personne chargée de mission de service public et infractions à la législation sur les médicaments ».

« Je me découvre victime »

Les enquêteurs, eux, épluchent le document Excel, identifient les victimes, les contactent. En 2018, Sophia découvre dans sa boîte aux lettres un courrier floqué du logo de la police judiciaire. « Par réflexe, je me suis demandée si j’avais fait quelque chose », confie-t-elle. Anaïs et Sylvie reçoivent elles aussi ce fameux courrier laconique. « Deux lignes qui disent qu’on veut m’entendre dans une affaire qui me concerne », poursuit Sophia. Le nom de Christian Nègre y apparaît entre parenthèses, et « c’est tout ».

Sophia s’entretient au téléphone avec une policière. « Elle m’a demandé si je connaissais ce monsieur. J’ai répondu que s’il y avait bien une personne dont je me souviendrais toute ma vie, c’est lui. » Elle se rend peu de temps après à Paris. Elle raconte à cette même femme son entretien avec Christian Nègre sans s’imaginer apprendre quelques minutes plus tard être l’une de ses nombreuses victimes.

« Elle me dit: ‘ce monsieur a introduit un diurétique dans votre café à votre arrivée, il se le procurait vraisemblablement au marché noir sur internet’. » Sidérée, Sophia suit du regard les pages d’un grand classeur que la brigadière tourne une à une. Des photos d’entrejambes de femmes défilent sous ses yeux. « Elle s’est arrêtée à un moment donné en pointant une série de photos avec son doigt. » « Est-ce que vous vous reconnaissez? », lui demande la brigadière.

Judith apparaît aussi dans la collection numérique de Christian Nègre. « On a existé pour lui comme un objet de manipulation et de perversion », s’indigne-t-elle. « On a été des souris de laboratoire, on est plus de 200 victimes sur ce fichier. »

Certaines victimes ne sont pas mentionnées dans le fichier. C’est le cas d’Alizée. Elle découvre ce qui deviendra son combat un matin de 2019. « J’ouvre Twitter et je tombe sur un article qui m’interpelle », confie-t-elle. « Le parquet saisi d’une histoire à se pisser dessus », titre le Canard Enchaîné. Alizée parcourt l’article. « Et là, je me reconnais dans le récit de ce haut-fonctionnaire qui forçait les femmes à uriner en leur administrant des diurétiques. »

« Je me découvre victime », poursuit-elle. Alizée se dit aussi rapidement qu’elle ne doit pas être la seule, « parce que la grande spécificité de cette affaire, c’est que du jour au lendemain, on apprend qu’on est victime et on ne le savait pas avant ». Elle se signale aux forces de l’ordre qui l’auditionnent.

Marie*, victime en 2010, découvre aussi cette affaire dans les colonnes du journal satirique. C’était en 2019. Elle attendra cependant 2024 pour déposer plainte et se constituer partie civile. Un temps nécessaire pour assimiler et accepter que oui, ces femmes sont victimes.

La honte et la culpabilisation

« À aucun moment » Marie ne s’était jusque-là imaginée que l’homme avait pu glisser quelque chose dans son café. Les années qui suivent son entretien, elle garde un fort sentiment de honte: « Pour moi, j’étais juste responsable. Pendant neuf ans, on espère que l’histoire ne s’est pas ébruitée, qu’il n’en a parlé à personne. On se retrouve devant un homme qui a une position administrative élevée, et nous, dans une position de gamine. Retour à la maternelle ou à l’école primaire. »

Beaucoup s’enferment dans le silence. « La honte scelle un espèce de secret, ou un malaise. J’avais la sensation que j’étais seule, qu’il n’y avait qu’à moi qu’il peut arriver un truc pareil. On a été des victimes qui s’ignorent pendant longtemps », affirme Sophia.

En 2015, Sylvie est choquée de la réaction de sa voisine, chez qui elle se réfugie immédiatement après son entretien avec Christian Nègre. « La première chose qu’elle a fait quand je lui ai raconté, c’est rigoler, en disant ‘oh, ce n’est pas grave’. Je n’ai pas compris pourquoi elle disait ça », raconte-t-elle. « Le lendemain, j’en ai parlé à ma mère qui a été cinglante en me disant ‘tu as foiré ton entretien’. »

Même après la médiatisation de l’affaire, Marie a également subi de plein fouet l’indifférence d’une partie de son entourage. « Quand j’ai lu l’article du Canard Enchaîné, je me souviens que j’étais avec des collègues masculins. J’en ai parlé, et j’ai lu dans leur regard ‘bon, c’est pas grave’. »

Au soulagement de comprendre qu’elles ne sont pas responsables et de pouvoir échanger avec de nombreuses autres victimes se mêle la colère de ne pas tout le temps être prises au sérieux. « Pourquoi notre histoire ne mobilise-t-elle pas? », s’indigne Alizée. « C’est parce que c’est ‘une histoire de pipi’, c’est ça? Pour nous, c’est révoltant. »

« Dans les affaires de soumission chimique, très souvent, l’entourage, le personnel dans les commissariats, le personnel médical, minimisent ou parfois ne connaissent pas le phénomène de soumission chimique », décrypte Sandrine Josso, députée de Loire-Atlantique et elle-même victime de soumission chimique. « C’est une course contre-la-montre pour avoir des preuves. »

« On sait que la meilleure manière de se protéger des troubles de stress post-traumatiques, c’est le soutien social. Le fait de pouvoir être cru, entouré, de pouvoir évoquer ce qu’il s’est passé », analyse à son tour Coralie Hingray, professeure de psychiatrie spécialisée dans le psychotraumatisme. Mais dans beaucoup de cas, « les réactions de l’entourage vont être soit minimisantes, soit culpabilisantes, soit banalisantes ».

Pas d’effet Mazan sur leur affaire

Lorsqu’elles évoquent leur errance, plusieurs plaignantes parlent de victimisation secondaire. Cette notion s’emploie pour parler d’une victime qui, après avoir porté plainte, subit de nouvelles violences, cette fois-ci institutionnelles, comme la lenteur des investigations ou la culpabilisation.

« On ne sait pas pourquoi ça prend autant de temps. Il faut qu’on nous parle, en tant que parties civiles. On a l’impression qu’on nous enlève nos droits. Il y a une sorte de ras-le-bol », souffle Sylvie. « Ça renforce encore leur préjudice. On est en plein dans un délai qui n’est pas raisonnable », abonde Me Louise Bériot.

Le gigantesque procès de l’affaire Gisèle Pelicot, dont le mari lui administrait des somnifères et invitait des inconnus à la violer, a fait renaître l’espoir chez les victimes et leurs avocats.

« Maintenant, tout le monde sait ce qu’est la soumission chimique. Avec l’affaire Pelicot, on s’est dit ‘ça va remuer, il faut qu’on y croit’. Mais on est toujours dans un statu quo », regrette Alizée. « On a l’impression d’être des victimes oubliées de la justice. Les oubliées de la justice, de la société. Mais c’est normal: le silence vient nourrir l’oubli. »

Que ce soit avant ou après la découverte de leur statut de victime, nombre de ces femmes disent être tombées dans la dépression, ou du moins ressassent très régulièrement les faits. La députée Sandrine Josso souligne les effets des substances administrées aux victimes à leur insu: « Elles ne savent parfois pas ce qu’il s’est passé et ces substances ont différents effets sur le cerveau. Il y a une sidération psychologique, mais aussi une sidération chimique. Ça complexifie encore plus le stress post-traumatique. »

Pour Judith, « il y a eu six ans de thérapie pour arriver à parler de ça ». Sylvie, elle, évoque les moments lors desquels elle se refait le film de son entretien avec Christian Nègre. « Certains soirs, la mémoire va revenir puissance 1.000. Ça a pris du temps pour que ça revienne. »

Cette « reviviscence » est l’un des symptômes possibles du stress post-traumatique, détaille la psychiatre Coralie Hingray. « Ça peut être des cauchemars qui vont être importants, des choses reviennent et s’imposent à soi. » Autres stigmates possibles, l' »évitement » de situations qui pourraient les amener à revivre ce genre de traumatisme, ou encore l' »hyper-réactivité ». « Par exemple, si un homme propose un café, le cerveau peut se remettre en mode ‘attention, danger, est-ce que cette personne me veut du mal, est-ce que je peux avoir confiance' », illustre-t-elle.

Un homme laissé « dans la nature »

En attendant un procès au pénal, certaines victimes ont engagé des démarches au tribunal administratif pour faire reconnaître la responsabilité de l’État dans cette affaire.

Car si Christian Nègre a mis de longues années à être dénoncé aux autorités, des fonctionnaires avaient pour habitude de le surnommer « le photographe » et de conseiller aux femmes ayant une réunion avec lui de ne pas porter de robe ou de jupe. Malgré ça, « il est resté en poste pendant des années », rappelle Me Zoé Royaux. « Personne ne s’est interrogé sur le fait qu’il recevait régulièrement des jeunes femmes en entretien. »

Pour sept d’entre elles, accompagnées par la Fondation des Femmes, une audience a lieu début 2023 et se conclut sur une indemnisation des plaignantes à hauteur d’environ 11.000 euros.

Depuis le 1er mars dernier, sur décision de la ministre Rachida Dati, une cellule d’écoute a été rouverte à destination de toutes les victimes. Par ailleurs, qu’elles soient fonctionnaires ou non, elles peuvent désormais demander une indemnisation directement auprès du ministère de la Culture.

Christian Nègre a lui été radié de la fonction publique en janvier 2019. Il exerce aujourd’hui dans le privé, nous indiquent plusieurs victimes, qui ont trouvé un compte Linkedin que l’homme aurait ouvert sous un anagramme de son nom, et sur lequel il poste de nombreux CV, exclusivement de femmes en recherche d’emploi.

« Il y a trois mois, il est allé visiter un tribunal des prud’hommes avec des étudiantes en Master 1. C’est un prédateur et on le laisse réseauter en attendant son procès », s’insurge Sylvie. « J’ai envie de pleurer parce que des jeunes femmes y sont en photo avec lui. Elles ont l’âge que j’avais quand il m’a agressée », confie Judith.

Aujourd’hui, toutes attendent urgemment une date de procès. « On n’imagine pas forcément en tant que victime que cette partie, ce volet judiciaire prend énormément de temps, d’espace, d’énergie », explique Sophia. « C’est quelque chose qui ne disparaît jamais, qui est toujours là. Si je peux prendre une image, c’est comme un bourdonnement d’insectes que vous entendez tout le temps. »

Au-delà de la probable audience à venir, Anaïs attend aussi que les « choses changent ». « Il n’a pas le droit de rester dehors, de faire sa vie en faisant peut-être d’autres victimes », conclut-elle. « Ce n’est pas possible de laisser un homme comme ça dans la nature. »

*Le prénom a été changé.

Article original publié sur BFMTV.com

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