La France devrait modifier ses lois pour lutter contre l’impunité des crimes graves
Une condamnation historique en Allemagne d’un ancien responsable du renseignement syrien pour crimes contre l’humanité il y a un an a été une percée dans la lutte pour la justice pour les atrocités en Syrie. Malheureusement, en novembre 2021, un tribunal français a rendu une décision dans une affaire concernant un autre ressortissant syrien qui a mis en lumière certaines dispositions du droit français qui restreignent l’accès des victimes à la justice pour des crimes graves commis à l’étranger.
Des groupes de défense des droits humains, dont Human Rights Watch, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et Amnesty International France tirent la sonnette d’alarme sur ces restrictions depuis des années. À un moment où la communauté internationale a reconnu l’impératif de justice en Ukraine et ailleurs, le gouvernement français devrait aller de l’avant avec les réformes nécessaires afin que les survivants puissent passer leur journée devant les tribunaux et que les responsables d’atrocités puissent rendre des comptes.
Un procès à Paris en novembre souligne l’importance de ces affaires et la nécessité pour la France de veiller à ce que ses tribunaux puissent rendre justice aux victimes des pires crimes internationaux. Le tribunal a condamné un ancien commandant rebelle libérien, Kunti Kamara, à la prison à vie pour crimes contre l’humanité, torture et actes de barbarie.
Près de deux décennies après la fin des conflits, la décision a été un progrès concret après de nombreux appels inouïs à la création d’un tribunal des crimes de guerre au Libéria et l’inaction des gouvernements libériens successifs. Nous étions dans la salle d’audience, et pour les victimes dans la salle et au-delà, le verdict a été reçu comme une lueur d’espoir sur le long chemin vers la justice pour les graves abus commis pendant les guerres civiles au Libéria.
La condamnation de Kamara témoigne également des efforts de la France dans la lutte contre l’impunité. Comme certains autres pays d’Europe, la France dispose d’une police et de procureurs chargés de porter des affaires impliquant des crimes graves commis à l’étranger. Cela est possible parce que le droit français reconnaît le principe de compétence universelle et permet d’enquêter et de poursuivre les crimes internationaux quel que soit le lieu où ils ont été commis et quelle que soit la nationalité des suspects ou des victimes.
Or, des limitations trop contraignantes de la loi peuvent permettre à des auteurs présumés de crimes graves présents sur le territoire français d’échapper à la justice. Dans la décision de novembre 2021, la Cour de cassation française, la plus haute juridiction de l’appareil judiciaire français, a annulé l’acte d’accusation d’un ancien agent syrien présumé accusé de complicité de crimes contre l’humanité. Dans une application perverse de ce qu’on appelle la règle de la double incrimination, le tribunal a estimé que les poursuites ne pouvaient pas poursuivre en vertu du droit français car il n’existe aucune disposition dans le droit interne syrien qui criminalise explicitement les crimes contre l’humanité. Le tribunal n’a pas tenu compte du fait que de tels actes sont, et étaient à l’époque, incriminés en vertu du droit international applicable en Syrie.
Suite à cette décision, société civiledes avocats et des survivants ont exprimé leur inquiétude quant au fait que la mauvaise application de la règle de la double incrimination ferait de la France un refuge pour les personnes responsables des pires crimes au monde.
En avril dernier, une autre affaire impliquant un ressortissant syrien a mis en lumière une deuxième limitation problématique du droit français : l’exigence qu’un accusé doive résider habituellement sur le territoire français. Dans cette affaire, la Cour d’appel a bien tenu compte du fait que la Syrie était liée par les dispositions du droit international interdisant crimes de guerreétablissant une interprétation moins restrictive de la règle de la double incrimination en contradiction avec la décision antérieure de la Cour de cassation.
Cette affaire créant une incohérence dans la jurisprudence française, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a décidé de se réunir pour examiner la question. Une décision est attendue courant 2023.
Ce ne sont pas les seules conditions imposées par la loi française qui pourraient empêcher de poursuivre avec succès les affaires impliquant des crimes graves. Contrairement à d’autres crimes en France, le procureur dans ces affaires a le pouvoir discrétionnaire de décider s’il y a lieu de poursuivre. Deuxièmement, des groupes de la société civile française ont également exprimé des inquiétudes concernant l’obligation pour les procureurs français de vérifier si un autre tribunal national ou international a affirmé sa compétence avant d’ouvrir une enquête. Certaines des restrictions s’appliquent à certains crimes, mais pas à d’autres. Cela a créé un décalage dans la manière dont les différents crimes graves (crimes contre l’humanité, crimes de guerre, génocide, torture, disparition forcée) sont traités dans le pays.
Dans l’ensemble, ces restrictions et incohérences sont en décalage avec l’engagement déclaré de la France en faveur de la justice internationale et de la lutte contre l’impunité. Les autorités judiciaires françaises impliquées dans ce travail ont indiqué que la règle de la double incrimination pourrait affecter plus de la moitié de leur charge de travail, entravant leur capacité à faire avancer les poursuites.
Avant l’élection présidentielle de 2022, le gouvernement français avait exprimé son ouverture à réformer sa loi concernant les crimes graves commis ailleurs. Indépendamment de la décision à venir de la Cour de cassation, le gouvernement devrait veiller à ce que ses lois soient alignées sur son engagement déclaré en faveur de la justice internationale et donner suite aux modifications législatives nécessaires pour supprimer les restrictions qui entravent la justice en France pour les crimes graves.
La condamnation de Kunti Kamara a montré ce que la justice française peut aider à réaliser au nom des victimes des crimes les plus graves. Les autorités françaises devraient agir pour corriger les lacunes de la législation du pays afin de garantir que les survivants d’atrocités commises dans d’autres contextes aient également un accès égal à la justice.
Benedicte Jeannerod est directrice France et Alice Autin est responsable du programme Justice internationale, toutes deux à Human Rights Watch.