[Investigation] Comment la France subvertit la négociation collective pour favoriser les plateformes Big Tech
Dans la bataille pour les droits des travailleurs à la demande, la France joue selon ses propres règles. Alors que l’UE se dirige vers une loi à l’échelle du bloc renforçant les droits des travailleurs des plateformes, Paris espère éviter la future directive en introduisant la négociation collective entre les représentants des travailleurs des concerts et les plateformes.
Par rapport à ses partenaires nordiques et allemands, la France n’a cependant pas une tradition de négociations collectives fortes en matière de droits sociaux. Le « dialogue social » actuel – un processus dans lequel les travailleurs des plateformes élisent des organisations pour les représenter – qui se déroule en France est accusé d’être déséquilibré.
-
Les révélations d’Uber File ont mis en lumière comment Uber et le ministre de l’économie de l’époque, Emmanuel Macron, ont travaillé ensemble pour imposer la plateforme et son modèle économique sur le marché français (Photo : consilium.eu)
Certaines nouvelles organisations représentant les travailleurs à la demande ont été accusées d’être inexpérimentées et de défendre les intérêts de la plateforme – avec la bénédiction du gouvernement français.
« Nous travaillons sur quelque chose d’unique qui n’existe pas dans le reste du monde », responsables français représentant les plateformes de chauffeurs et coursiers — Uber, Deliveroo, Stuart [a state-owned delivery start-up] et plus encore — et la FNAE, l’une de ces nouvelles organisations de travailleurs, a déclaré à EUobserver.
La négociation collective, lancée en octobre dernier, vise à « s’accorder sur les droits sociaux et de meilleures conditions de travail pour les travailleurs tout en protégeant le modèle économique des plateformes », indique Joël Blondel, chef de l’organe administratif qui supervise les négociations.
Quel modèle économique ? « Le fait qu’ils travaillent avec des travailleurs indépendants et les mettent en contact avec des clients, au lieu d’avoir des employés », explique Blondel. Actuellement, comme dans la plupart des pays d’Europe, les gig workers français sont des travailleurs indépendants qui, en tant que tels, ne bénéficient d’aucun avantage social, ce qui permet aux plateformes d’esquiver les charges sociales.
Les propos de Blondel ne sont pas une surprise, alors que Paris se bouscule à Bruxelles pour se débarrasser d’une proposition de la Commission pour une loi européenne sur les travailleurs des plateformes, qui prévoit une soi-disant « présomption d’emploi ». Cela permettrait aux travailleurs de concert d’être reclassés en tant qu’employés s’ils répondent à certains critères – la charge de la preuve qu’il n’y a pas une telle relation étant la responsabilité de la plate-forme.
Si elle est adoptée par les législateurs européens, la future directive serait une victoire pour la gauche et les syndicats.
Un premier round de la bataille a été remporté au Parlement européen en février, mais le Conseil de l’UE doit encore se mettre d’accord sur une position. Et Paris espère que pousser la négociation collective en France aidera le pays à obtenir une dérogation à la future législation européenne.
Le compromis discuté par les 27 Etats membres sous la présidence tchèque prévoyait déjà une disposition en ce sens. Et la France s’emploie actuellement à conserver les conventions collectives comme porte de sortie à la « présomption d’emploi » dans les pourparlers sous présidence suédoise.
En coulisses, les plateformes sont reconnaissantes au gouvernement français ; après tout, il vaut mieux créer ses propres règles par le biais de la négociation collective que de s’opposer à une législation européenne qui bouleverse votre modèle d’entreprise.
D’autant plus si vous avez suffisamment de poids pour imposer vos vues dans la négociation. En France, les syndicats, élus par les travailleurs, envoient leurs représentants négocier avec les employeurs dans des négociations collectives organisées par secteur économique ou par entreprise.
Mais face aux puissantes plateformes Big Tech, il n’y avait rien d’autre qu’un vide, jusqu’à ce que le gouvernement décide de lancer les négociations sur les droits des travailleurs des plateformes.
En tant que travailleurs indépendants, les chauffeurs et les coursiers n’étaient pas représentés par un syndicat. C’est pourquoi Paris a décidé d’organiser des élections et d’ouvrir les portes aux nouveaux arrivants soutenant le travail indépendant, aux côtés des syndicats traditionnels comme la CFDT centriste et la CGT d’extrême gauche, enclins à revendiquer les droits des travailleurs à la demande.
Chevaux de Troie?
Les élections n’ont pas été un succès. Sur les 84 000 coursiers et 40 000 chauffeurs inscrits, moins de 2 % des coursiers et 4 % des chauffeurs se sont présentés pour élire les organisations censées défendre leurs intérêts lors de la négociation. Le faible taux de participation n’est pas une surprise dans un pays où seulement 10,3 % des travailleurs sont affiliés à un syndicat et en particulier pour le travail de plateforme, qui est un nouveau secteur de l’économie avec un peu de travail informel, notamment parmi les coursiers.
La façon dont le processus de négociation collective français a commencé a soulevé des sourcils à Bruxelles. Certains responsables de la Commission européenne, qui craignent que la gig economy n’engendre des soi-disant « syndicats jaunes » [Trojan horses effectively defending the business interest] — ont passé au crible les nouvelles organisations qui ont émergé sur la scène syndicale française.
Comme l’a dit un responsable à EUobserver, ces syndicats « créent des tensions avec d’autres partenaires sociaux qui remettent en cause leur légitimité, et nous pensons qu’ils n’obtiennent pas des accords en faveur des travailleurs mais des entreprises ».
Blondel ne cache pas que son administration elle-même avait laissé une fédération patronale des transports routiers — la FNTR — s’inscrire du côté des travailleurs aux élections, même si elle n’avait pas réussi à se faire élire.
Parmi les vainqueurs des élections, la FNAE est décrite par le négociateur CGT Ludovic Rioux comme « inexpérimentée » face aux négociateurs bien établis des plateformes mais aussi « déconnectée des coursiers sur le terrain ». Il explique : « De nombreux coursiers sous-louent souvent les comptes de leur plateforme à d’autres. Il est dans l’intérêt des véritables propriétaires de ces comptes de maintenir le statu quo ».
Et pas pour élire des représentants d’un syndicat comme la CGT qui veut la fin du travail indépendant dans le secteur.
« Cette négociation collective est déséquilibrée, avec un front syndical qui se divise », prévient Josepha Dirringer, chargée de recherche sur la protection des travailleurs à l’Université de Rennes. « Une organisation comme la FNAE prétend représenter les travailleurs indépendants, donc cela veut dire qu’elle représente les entreprises. On peut se demander s’ils ont un droit à la négociation collective dans le respect du droit du travail ». Selon Dirringer, les règles économiques devraient s’appliquer. « Lorsque des entreprises s’entendent avec d’autres entreprises sur un prix, on parle de prix cartel, ce qui est interdit par les autorités de la concurrence ».
Le chercheur pense que le gouvernement français exploite la négociation collective au profit des plateformes, bien loin de ce que vivent réellement les travailleurs à la demande sur le terrain. Elle plaide pour plus de protection sociale pour eux et le respect des règles de la négociation collective. « Même si l’UE a récemment assoupli la possibilité pour les travailleurs indépendants de participer à la négociation collective, la rémunération convenue récemment en France pour les chauffeurs relève toujours, à mes yeux, des règles de concurrence ».
Macron et les dossiers Uber
En janvier dernier, une redevance minimale a été convenue pour chaque tarif par les négociateurs des chauffeurs et les plateformes. C’est une première issue réussie des négociations, aux yeux des organisations de défense du travail indépendant. Uber appliquait le tarif le plus bas du marché — 6 € — et la négociation collective l’a porté à 7,65 €, quelle que soit la distance du tarif. Le prix final pour le consommateur est aujourd’hui de 10,20 €, après avoir inclus la commission d’Uber.
La CFDT a refusé de signer l’accord demandant un salaire horaire minimum, mais le syndicat était minoritaire.
« La gig economy fait partie de la stratégie du gouvernement français pour atteindre le plein emploi, même s’il s’agit d’emplois de faible qualité », explique l’avocat Jérôme Giusti, qui a plusieurs dossiers pendants pour des conducteurs qui souhaitent être qualifiés de salariés. « Les droits qui se négocient collectivement en France ne protégeront jamais aussi bien les travailleurs que s’ils étaient salariés ».
Les Uber Files ont mis en lumière comment Uber et le ministre de l’économie de l’époque, Emmanuel Macron, ont travaillé ensemble pour imposer la plateforme et son modèle économique sur le marché français.
Cependant, aujourd’hui, la stratégie de Paris n’est pas seulement sous la pression des législateurs européens, elle doit également faire face aux juges nationaux. La Cour de cassation, la plus haute juridiction de France pour les affaires pénales et civiles, a classé en 2020 puis à nouveau en janvier dernier certains chauffeurs travaillant pour Uber comme salariés.
Blondel a minimisé l’impact des décisions: « Il n’y a pas un mouvement massif de travailleurs de chantier pour saisir les tribunaux ».
De même, Laureline Serieys, directrice générale en France d’Uber, affirme que la plupart d’entre eux souhaitent rester indépendants. « Ceux qui plaident pour un système d’employés veulent plus de protections sociales. Je ne suis pas contre cela », déclare Serieys à EUobserver, « Mais nous devons inventer un nouveau monde où les travailleurs peuvent être indépendants tout en bénéficiant de plus de protections sociales. C’est le mérite du négociations collectives françaises en cours ».
Cela semblerait constituer une nouvelle révolution française — du moins du point de vue des affaires — avec un lobbying gouvernemental à Bruxelles pour défendre les intérêts de la plateforme.
Lisez toutes les histoires au fur et à mesure que nous les publions tout au long de la semaine dans la section Work Week (ou sur la page d’accueil, vous le faites)