En France, l’extrême droite bat une gauche divisée

Cela semble être il y a presque une éternité. Les élections françaises du printemps 2022 ont vu l’émergence d’une liste de gauche unie, la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES), qui a non seulement dominé à plusieurs reprises les sondages, mais a également refusé à Emmanuel Macron une majorité à l’Assemblée nationale. L’année dernière, son gouvernement semblait dans les cordes, face à un mouvement de masse contre le relèvement de l’âge de la retraite. Mais alors que la France se rend à nouveau aux urnes pour les élections européennes du 9 juin, la gauche se trouve dans une situation précaire.

Premièrement, l’expérience du NUPES, l’alliance de toutes les formations de gauche du Parti Socialiste en passant par les Communistes, les Verts et la France Insoumise, semble en voie de disparition. Ces partis présentent tous des listes distinctes pour les élections européennes. Pire encore, cette division intervient au moment où, en France comme partout en Europe, on assiste à une inflation galopante, à une montée des revendications sociales et surtout à une percée massive de l’extrême droite. La question de savoir comment former un front commun face à ces revendications pressantes est ainsi une préoccupation récurrente au sein de la gauche française.

Certes, la valeur de l’unité de gauche et du NUPES en particulier peut être soumise à un certain nombre de réserves. Les limites du NUPES étaient déjà apparentes au lendemain des élections législatives (les seules auxquelles ces partis se sont effectivement tous présentés ensemble). Une critique souvent formulée était la forte concentration de son électorat dans certaines catégories sociales présentes dans les grandes zones urbaines mais beaucoup moins parmi d’autres couches de la classe ouvrière des villes et des campagnes françaises. Cette question est d’autant plus importante que le Rassemblement National d’extrême droite de Marine Le Pen connaît un véritable élan dans ces domaines et au sein de ces mêmes groupes ; il a élu quatre-vingt-neuf députés en juin 2022, un niveau de représentation locale sans précédent. Cet écart a été spécifiquement pointé du doigt par plusieurs personnalités comme le député France Insoumise François Ruffin, lui-même élu dans une circonscription semi-rurale du nord autour de la ville d’Amiens.

Pourtant, l’unité de gauche a de réelles vertus, dont deux ressortent particulièrement. La première, bien évidemment, est la possibilité de constituer un bloc électoral qui, quelles que soient ses différences, ait la chance de rivaliser véritablement avec le Rassemblement National et le camp Macron dans une course à trois. Deuxièmement, tout en n’effaçant guère les débats (tout à fait légitimes, voire nécessaires) entre les différentes formations de gauche, le projet NUPES les a obligées à adopter une certaine attitude face à la fois à l’agenda de Macron et à l’extrême droite. Cela ne signifiait pas une position identique, mais au moins une position cohérente. Les forces de gauche ont évité les conflits inutiles entre elles, concentrant plutôt leurs efforts contre l’extrême droite et les dangers que le gouvernement Macron fait peser sur le modèle social français.

Enfin, le NUPES, qui n’était finalement pas censé rester éternellement immuable, a permis de poser une fondation, un socle programmatique commun de rupture avec le néolibéralisme, qui permettrait de futurs développements. Mais aujourd’hui, l’ambiance est plutôt différente. Les différentes formations de gauche expriment désormais ouvertement leur hostilité les unes envers les autres offrant un spectacle parfois peu édifiant.

Cette nouvelle période de récriminations a été visible dans plusieurs affrontements récents. Pour de nombreux acteurs de gauche (sinon tous), ces différends ont pris toute leur ampleur après les attaques menées par le Hamas le 7 octobre et la guerre israélienne à Gaza dans les mois qui ont suivi.

Au fond, il y a des côtés opposés. L’un d’entre eux, représenté au Parti Socialiste et aux Verts, exprime son soutien presque total à la réponse d’Israël au 7 octobre, tout en condamnant les propres crimes de Benjamin Netanyahu. A l’opposé, la ligne France Insoumise se concentre sur les causes ultimes de ce conflit, dans la colonisation israélienne. La France Insoumise propose également sa propre lecture de l’actualité. Par exemple, il qualifie les attentats du 7 octobre de crimes de guerre plutôt que de terrorisme, pour rappeler à son auditoire que ces événements font partie d’un long conflit colonial, qui a malheureusement fourni le contexte dans lequel le Hamas a émergé. De telles approches sont évidemment sujettes à débat : mais ce qui a suivi n’a pas été un débat, mais des invectives à l’égard des ambiguïtés de la France Insoumise et même de son supposé antisémitisme.

Au centre de ces débats, la France Insoumise et son leader, Jean-Luc Mlenchon, ont été accusés de toutes sortes de maux par diverses autres formations, à commencer par le Parti socialiste. Au milieu d’un maccarthysme plus large autour de cette question, alimenté par Macron et ses partisans politico-médiatiques, les attaques se sont multipliées et rapides, y compris des accusations omniprésentes d’antisémitisme.

Rima Hassan, militante de la cause palestinienne et candidate de la liste France Insoumise au Parlement européen, est l’un des visages les plus marquants de ces derniers mois. Elle a fait face à de nombreuses attaques de tous bords, y compris de certains partis de gauche. Le plus emblématique, mais aussi inquiétant, a été une convocation de la police pour prétendue apologie du terrorisme, également dirigée contre Mathilde Panot, présidente du groupe France Insoumise à l’Assemblée nationale. Ces attaques s’inscrivent dans une campagne de diabolisation qui tente de badigeonner la France Insoumise d’antisémitisme.

Le camp de Macron a réussi à mettre en place un débat empoisonné qui a effacé les débats de fond qui auraient pu avoir lieu sur les événements de la bande de Gaza, et n’a en effet guère contribué à encourager l’intérêt populaire pour les élections européennes elles-mêmes.

La violence des échanges actuels entre les partis de gauche est un développement récent. Mais il ne faut pas oublier que les divisions ont toujours existé, même lors des négociations qui ont donné naissance au NUPES. Si la majeure partie de l’électorat de gauche (environ 25 % des électeurs français) s’est unie avant les élections législatives, il convient de rappeler que cette base est elle-même déchirée par des contradictions.

Les élections législatives sont au cœur du système de financement des partis français, qui distribue quelque 66 millions par an à ses partis politiques. Cela oblige les petits groupes à se parler entre eux afin d’avoir une chance de remporter des sièges, étant donné que l’élection est basée sur des circonscriptions uninominales. Pourtant, une fois cet obstacle surmonté, les antagonismes profondément enracinés entre ces partis, et même au sein de l’électorat, semblent prendre le dessus. Le système proportionnel utilisé pour les élections européennes offre à chacun des partis de gauche la possibilité de remporter des sièges sans s’unir et les met même en concurrence directe.

Pourtant, la montée en puissance de la liste du Parti Socialiste dirigée par Raphal Glucksmann est peut-être la meilleure illustration du changement dans l’espace de la large gauche. Il est membre du Parlement européen (eurodéputé) depuis les élections de 2019, lorsqu’il était également tête de liste du parti. Il s’est fait un nom dans cette élection avec un score inattendu de 6 pour cent (un score sûrement faible, mais meilleur que prévu étant donné la profonde impopularité du parti après le mandat présidentiel de François Hollande en 201217). Depuis lors, Glucksmann est à l’avant-garde sur des questions internationales telles que l’aide militaire à l’Ukraine et le traitement des Ouïghours en Chine.

Glucksmann représente une ligne de gauche douce, voire centriste, combinant à la fois un atlantisme belliciste sur les questions internationales et un discours social tiède. La centralité actuelle de Glucksmann dans les débats électoraux européens fait de lui l’un des principaux instruments avec lesquels l’aile droite du Parti Socialiste dirigée par l’ancien président Hollande, le ministre Bernard Cazeneuve et la présidente de la région Occitanie Carole Delga remodèlent la gauche. Il s’agit notamment de briser la position de leader que la France Insoumise a pu exercer sur le NUPES et de reconquérir un espace de centre-gauche que Macron occupe au moins en partie depuis 2017. Selon les sondages, la liste de Glucksmann rivalise désormais avec celui dirigé par la propre candidate de Macron, Valrie Hayer.

À l’approche de l’élection présidentielle de 2027, à laquelle Macron ne pourra pas se présenter à nouveau, la réaffirmation de l’aile droite du Parti Socialiste comme concurrent dans l’espace politique centriste repose également sur une ligne dure à l’égard d’autres forces plus à gauche. Nous assistons ainsi à un regain de discours sur les divergences irréconciliables avec le projet de Mlenchon, déjà évoquées par des opposants au NUPES comme Hollande et à la construction d’une gauche plus modérée, pour ne pas dire ouvertement néolibérale. Cela a été résumé dans un conflit le 1er mai, lorsque Glucksmann a été hué lors d’un rassemblement à Saint-Etienne célébrant la Journée internationale des travailleurs et la lutte des travailleurs de la chaîne de supermarchés Casino. Glucksmann a choisi de blâmer la France Insoumise pour ce comportement importun, même si elle n’était absolument pas impliquée.

Ces polémiques soulèvent par ailleurs la question de savoir si tout cela était inévitable, après la brève idylle d’unité qu’a connue la gauche lors du cycle électoral de 2022. On peut en effet se demander si ces débats ne sont pas en réalité inconciliables, surtout au vu de la facilité avec laquelle les différentes forces de gauche s’attaquent même face à la montée imposante de l’extrême droite.

En effet, le parti Le Pens est la force qui semble profiter le plus du climat actuel de mécontentement et de division. La liste du Rassemblement National dirigée par l’eurodéputé Jordan Bardella est actuellement largement en tête dans les sondages pour le scrutin du 9 juin. Après une percée impressionnante lors des élections législatives de 2022, sondage après sondage montrent ce parti en hausse.

On dit communément que l’électorat du Rassemblement National est issu des classes populaires, avec un soutien ouvrier important dans les petites villes de France en particulier. Pourtant, son dernier changement sociologique semble être d’affiner sa stratégie de conquête du pouvoir. En effet, l’élection de 2022 et différentes enquêtes d’opinion montrent une ouverture de certaines catégories plus bourgeoises aux charmes lepensiens. C’est sûrement inquiétant à l’heure où l’extrême droite cherche à tout prix à diaboliser son image.

Ce nettoyage de son image repose sur plusieurs facteurs. L’une est la large polarisation du débat politique français autour des thèmes de discussion choisis par l’extrême droite ces dernières années, également grâce au gouvernement lui-même. Depuis le début du second mandat de Macron en 2022, et même avant, les débats relayés par les médias ont largement porté sur les questions d’immigration et d’identité. Cela a permis à la rhétorique du Rassemblement National de trouver un large écho et de créer un espace propice à un réalignement toujours plus à droite de la politique française.

L’émergence du candidat d’extrême droite Eric Zemmour à l’élection présidentielle a également favorisé cette bataille culturelle. Concurrent malheureux du Rassemblement National de Le Pen, Zemmour a introduit l’idée du Grand Remplacement dans le courant politique. Même si elle est dénoncée par les universitaires comme un canular, cette affirmation d’un grand complot visant à remplacer les Blancs par des musulmans et des Africains a eu un large impact sur la bataille pour l’opinion publique. La stratégie de normalisation de Le Pen a donc été d’une facilité déconcertante à mettre en œuvre, avec ses slogans diffusés presque sans effort.

Face à la montée en puissance de Le Pen, plusieurs travaux récents ont proposé d’analyser son socle. Cela inclut une étude majeure réalisée en 2023 par les économistes Thomas Piketty et Julia Cag, théorisant l’idée selon laquelle la division des classes sociospatiales (d’où le large vote d’extrême droite dans les petites villes à faible revenu) est plus décisive que le simple racisme. Les travaux de Thibault Lhonneur et d’Axel Bruneau rappellent l’importance des enjeux sociaux dans les domaines où le Rassemblement National obtient les meilleurs résultats. Pourtant, d’autres études, notamment celles issues de la thèse de Flicien Faury, qui souligne la centralité de l’immigration pour l’électorat lepeniste, soulignent la bataille culturelle à mener.

L’unité de la gauche n’est peut-être pas une fin en soi. Pourtant, le climat actuel d’intenses récriminations et de polémiques visant à diaboliser les autres gauchistes n’aide sûrement pas. Alors que l’extrême droite poursuit sa marche vers le pouvoir, tout le monde à gauche s’accorde à dire qu’il est urgent de freiner sa montée. Ce qu’ils ne font pas, c’est trouver des moyens pour que cela se produise rapidement.

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