Comment la rivalité américano-chinoise met Internet en danger
Vappels vidéo, services de streaming, réseaux sociaux : à notre époque sans fil, tout cela semble simplement flotter dans le cloud. Il est facile d’oublier qu’ils sont transmis via de véritables fils physiques qui traversent les fonds marins de notre planète. S’étendant sur près de 750 000 milles, ces plus de 400 câbles sous-marins gèrent plus de 95 % du trafic Internet, qu’il s’agisse d’actualités, de transactions SWIFT ou de communications gouvernementales. Les câbles sont les artères cachées de la mondialisation, comme le dit Surabhi Ranganathan, professeur de droit à l’Université de Cambridge et expert des océans. Mais la course au câble entre les États-Unis et la Chine met en danger cette infrastructure essentielle, car les institutions existantes chargées de sa protection ne semblent pas prêtes à intervenir.
Une nouvelle liaison de données Asie-Europe en est l’exemple le plus récent. En février, la société américaine SubCom a décroché le projet de câble sous-marin pour 600 millions de dollars, trois ans seulement après que HMN Tech, une société chinoise anciennement détenue par Huawei, ait presque remporté le contrat. Un consortium mondial d’entreprises de télécommunications, dont China Telecom et Microsoft, a opté pour SubCom, même si l’offre chinoise était nettement moins chère. Cette décision intervient après que les craintes d’espionnage ont conduit le gouvernement américain à exercer une pression importante sur les entreprises de télécommunications pour qu’elles ne soutiennent pas HMN Tech, apparemment sous la menace de sanctions. Pourtant, comme cela s’est produit en avril, HMN Tech développe simplement son propre câble Asie-Europe de 500 millions de dollars passant par Singapour et le Moyen-Orient jusqu’en France, dans chacun duquel le consortium dirigé par la Chine a des accords commerciaux avec des fournisseurs de télécommunications nationaux.
Il ne s’agit pas d’un cas isolé. L’équipe Telecom du ministère américain de la Justice intervient régulièrement pour empêcher les entreprises chinoises de remporter des appels d’offres ou d’établir des liaisons câblées directes entre les États-Unis et la Chine. La Chine aurait à son tour coupé début février les câbles Internet sous-marins sur l’île taïwanaise de Matsu, plus proche du continent. Certains ont suggéré qu’il s’agissait d’un test pour la Chine d’essayer des mesures similaires ailleurs. La concurrence géopolitique du câble pourrait-elle, comme le suggèrent les analystes de la sécurité, fragmenter l’infrastructure Internet apparemment mondiale ? Sommes-nous à la veille d’une guerre froide sous les mers ?
Ce n’est pas aussi simple. Les flux de données n’ont jamais été véritablement mondiaux.
Les premières connexions par câble en haute mer ont été posées dans les années 1850 et, en 1866, le SS Great Eastern avait posé le premier câble transatlantique durable. Au lieu d’apporter la paix mondiale ou un Internet victorien, les télégraphes reliaient plus que tout les avant-postes impériaux. Au cours des décennies suivantes, l’essor des câbles sous-marins a graissé les moteurs de l’impérialisme européen. Les contemporains les appelaient le système nerveux de l’Empire britannique. La gutta-percha, le caoutchouc utilisé pour isoler les câbles sous-marins, est devenue une denrée prisée extraite des colonies productrices de latex comme Singapour et Bornéo.
Plus de TEMPS
Pour aplanir les complications techniques, les délégués gouvernementaux ont créé l’Union télégraphique internationale (UIT) en 1865, qui est devenue l’une des premières organisations internationales au monde. L’UIT allait ensuite adopter des normes universelles pour le code Morse, les tarifs et les règles comptables. D’autres mesures ont été prises pour protéger les câbles sous-marins ; en 1884, les délégués de 30 gouvernements se sont réunis à Paris et ont adopté la Convention pour la protection des câbles télégraphiques sous-marins. Pourtant, ces efforts réglementaires n’ont pas réussi à dépolitiser les télécommunications. Les lignes télégraphiques restaient âprement contestées et les gouvernements étaient incapables de s’entendre sur des protections contre le sabotage en temps de guerre.
La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982 a complété l’UIT en protégeant la liberté des entreprises de poser des câbles et des pipelines sous-marins dans les eaux internationales. Pourtant, les États-Unis n’ont jamais signé la Convention, et tant les États-Unis que la Chine ont leurs propres dispositions qui contredisent la CNUDM. Par exemple, la CNUDM protège le droit des entreprises de poser et d’entretenir des câbles même dans la zone économique exclusive (ZEE) d’un État, à moins que cela n’interfère avec d’autres droits de cet État. Les représentants des télécommunications souhaitent donc vivement que les États-Unis ratifient la Convention, afin de pouvoir opérer au large des côtes américaines avec moins d’interférences géopolitiques.
Aujourd’hui encore, l’UIT, qui est désormais une agence des Nations Unies, est toujours censée superviser les artères électriques de la mondialisation. Alors que l’UIT établit des normes techniques pour les câbles de données, les décisions clés sont toujours prises à huis clos dans les capitales nationales et dans les forums d’entreprises.
Le nombre disparate d’acteurs, depuis les gouvernements jusqu’aux entreprises privées et aux forums industriels, complique les pouvoirs de coordination et d’établissement des programmes de l’UIT. Il en va de même pour les structures de propriété désordonnées et peu claires des consortiums multi-entreprises qui construisent, possèdent et exploitent généralement des câbles sous-marins, ainsi que pour les questions de juridiction étant donné qu’ils couvrent à la fois les eaux nationales et internationales.
Pourtant, les dispositions de l’UIT et de la CNUDM qui facilitent la pose de câbles en haute mer en l’absence d’un environnement réglementaire solide encouragent le genre de différends du tac au tac sur les câbles sous-marins mondiaux observés plus tôt cette année. Cela met non seulement en danger l’accès à Internet, mais alimente également les conflits dans des zones géopolitiques stratégiques telles que la mer de Chine méridionale.
En mars de cette année, le Congrès américain a adopté l’UnderSea Cable Control Act, opposant la supériorité américaine en matière de capacités de câbles sous-marins à la portée économique et militaire de la Chine. Un tel langage est une provocation inutile et un autre rappel que nous sommes loin d’un réseau mondial de données basé sur la coopération et une réglementation indépendante.
Le Plan stratégique de l’UIT pour 2024-2027 appelle à un accès égal à Internet pour tous. Dans un monde où une vaste gamme de services et de communications en dépendent, c’est un objectif louable. Mais les actions des câblo-opérateurs et des gouvernements suggèrent que l’infrastructure qui sous-tend les réseaux de données mondiaux pourrait en réalité aller dans la direction opposée, d’une manière qui pourrait à terme compromettre cet objectif.
L’UIT doit s’adapter et devra peut-être assumer un rôle plus important. Cela impliquerait de ne pas hésiter à imposer des règles claires sur les câbles sous-marins et de contrôler activement les entreprises ou leurs bailleurs de fonds publics. La grande question reste de savoir si cela sera possible.