Cannes récupère Napoléon pour la France avec la renaissance de l’épopée d’Abel Gance
Le 77e Festival de Cannes a débuté mardi avec une projection historique du chef-d’œuvre restauré d’Abel Gances, Napoléon, Napoléon de 1927, des mois après que les critiques françaises ont méprisé la vision anglo-saxonne de Ridley Scott sur l’empereur français.
A quelques pas du Palais des Festivals de Cannes, où se déroule le rendez-vous annuel du cinéma, une sculpture en pierre en forme d’aigle marque l’endroit où Napoléon campa pour une nuit après sa fuite de l’île d’Elbe, point de départ d’une cavalcade grisante de 100 jours qui s’est terminée avec sa défaite finale à Waterloo.
Plus de deux siècles après le débarquement de Bonaparte en 1815, Cannes a accueilli un autre retour spectaculaire avec la projection de l’épopée Napoléon d’Abel Gance, une œuvre si éblouissante, flamboyante et ambitieuse qu’elle suscite la comparaison avec les propres réalisations de l’empereur.
La projection du mardi dans le vaste Théâtre Debussy a ouvert le segment Cannes Classics, la section latérale du festival dédiée aux œuvres phares restaurées du passé. Il a précédé la première sur le tapis rouge du très étoilé Le Deuxième Acte de Quentin Dupieux, lever de rideau officiel de Cannes.
Moment exceptionnel, selon les mots du directeur du festival Thierry Frmaux, c’est aussi la première fois que le montage original de Gance est projeté depuis 1927, l’année de sa première à l’Opéra Garnier à Paris avec un orchestre live, devant le président français et le les meilleurs cuivres de l’armée.

Le festival de cinéma le plus prestigieux du monde revendique à juste titre sa fierté d’être le lieu de la renaissance de Napoléon d’Abel Gance, monument du Septième Art, près de 100 ans après sa création.
Un monument du cinéma, c’est précisément ce que Gance avait en tête lorsqu’il s’est lancé dans ce projet gargantuesque. Le film, disait-il à l’équipe à la veille du tournage en 1924, doit nous permettre d’entrer dans le Temple de l’Art par les portes géantes de l’Histoire.
Cinémas Waterloo
La renaissance de l’épopée de Gance survient quelques mois seulement après que Napoléon de Ridley Scott ait déclenché une vague de protestations dans le pays d’origine de l’empereur. Mettant en vedette Joaquin Phoenix dans le rôle de Napoléon, le film a été largement rejeté comme un raté ou pire, un complot de diffamation anglo-américain.
Le journal Le Figaro a décrit le film comme Barbie et Ken sous l’Empire, tandis que le biographe de Napoléon, Patrice Gueniffey, a déclaré au Point qu’il était très anti-français et très pro-britannique ». L’hebdomadaire satirique Le Canard enchan le qualifie de Waterloo du cinéma.
D’autres ont suggéré que le film de 150 minutes était tout simplement trop court pour englober la carrière d’un personnage plus grand que nature dont l’héritage continue d’éblouir et de diviser.
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Aucune accusation de ce type ne peut être portée contre Gance.
Son extravagance de sept heures, qui commence avec l’enfance de Napoléon dans un pensionnat et se termine avec sa première campagne d’Italie, était conçue comme le premier d’une série de six films qu’il n’a jamais terminés. Il a fallu plusieurs dizaines de stars, des centaines de techniciens et des milliers de figurants.

La réputation du film tient en grande partie à ses exploits techniques pionniers, notamment le montage rapide, les prises de vue avec une caméra à main levée ou montée sur un cheval, et une célèbre séquence finale comportant trois écrans partagés nécessitant trois projecteurs au cinéma.
Les écrans du monde vous attendent
Gance aurait lu tous les livres disponibles sur Napoléon avant le tournage, mais son film est plus connu pour sa cinématographie visionnaire que pour sa précision historique. Sans vergogne patriotique, il est aussi politiquement problématique qu’esthétiquement séduisant.
Dans son discours à l’équipe de 1924, le réalisateur a exhorté ses figurants méconnus à retrouver dans (leurs) cœurs l’unité et l’intrépidité qui étaient la France entre 1792 et 1815. Il a ajouté : Ce n’est qu’ainsi que vous servirez et vénérerez la cause déjà illustre de la France. première forme d’art du futur, à travers la plus formidable leçon de l’histoire.
Le chef-d’œuvre de Gance n’est pas un biopic, a déclaré le réalisateur Costa-Gavras, ancien directeur de la Cinémathèque française, lors de la projection mardi à Cannes. Il s’agit plutôt d’un poème lyrique, témoignage de la passion d’un homme pour un autre, a-t-il ajouté.

J’aimerais être ma propre postérité, être témoin de ce qu’un poète me ferait penser, ressentir et dire, présage Napoléon dans l’épigraphe d’ouverture du film, présentant ainsi Gance comme son barde.
Le cinéaste légendaire n’était pas le seul à se comporter comme s’il était Bonaparte lui-même. Son acteur principal Albert Dieudonn aurait remporté le rôle lorsqu’il s’est présenté à l’improviste au palais de Fontainebleau en tenue napoléonienne, déclarant que l’empereur était venu voir Gance à propos de son rôle.
Cependant, leurs efforts pour raviver la flamme napoléonienne allaient bientôt être contrecarrés.
Les écrans du monde vous attendent, mes amis, a déclaré Gance à son équipe dévouée. En réalité, pratiquement aucun écran ne diffuserait son film, et encore moins son montage original. Le film s’est avéré trop lourd à manipuler en salles et a été rapidement massacré par les distributeurs américains soucieux de le rendre plus digeste pour les spectateurs.
Retour en France
Les bobines originales du film ont été dispersées dans le monde entier, certaines perdues, certaines endommagées, d’autres mélangées ou répliquées. En conséquence, il existe désormais jusqu’à 22 versions du film, dont l’une appartient à Francis Ford Coppola et présente une partition musicale composée par son père, Carmine. Il a été projeté lors d’une projection en plein air au Telluride Film Festival de 1979, sous le regard de Gance, alors âgé de 89 ans, depuis la fenêtre de son hôtel.
La coupe de Coppola doit beaucoup à l’Anglais Kevin Brownlow, dont les efforts de plusieurs décennies pour retrouver et restaurer les bobines de Gances ont contribué à sauver une œuvre qui autrement aurait pu disparaître. Son montage ultérieur, plus complet, a été exclu des salles de cinéma car il remplaçait la partition de Carmine Coppola par une bande originale de qualité supérieure.
La version présentée à Cannes se veut encore plus fidèle à l’original. Dans l’esprit des Français, il s’agit de réparer un tort historique, en récupérant pour la France une œuvre qui a longtemps été l’otage d’une bataille juridique anglo-américaine et en rendant enfin justice au travail d’un homme qui a rejeté les offres d’Hollywood de travailler en Amérique.
La projection cannoise fait suite à un colossal effort de restauration de 15 ans, qui a débuté en 2008 lorsque deux chercheurs sont tombés par hasard sur différentes versions du film dans les archives Gances de la Cinémathèque française de Paris.

Le responsable du projet de restauration, Georges Mourier, a déclaré à l’AFP que son équipe avait travaillé sur au moins 100 kilomètres de films, dont une grande partie sur le point de se désintégrer et hautement inflammables, dans le cadre d’une opération de plusieurs millions d’euros combinant travail de détective et magie numérique.
Le film renaît présente une autre partition musicale inspirée de l’œuvre originale du compositeur suisse Arthur Honegger qui a été jouée à l’Opéra Garnier il y a près d’un siècle, elle-même un pastiche d’œuvres de Haydn, Mozart et Beethoven.
Œuvre exaltante, la réalisation titanesque de Gance réclame le plus grand des écrans et un orchestre live. Lors de la projection cannoise de mardi, les spectateurs attendaient déjà avec impatience de revoir l’opus à Paris les 4 et 5 juillet, lorsque l’intégralité du spectacle de sept heures sera projeté à la Seine Musicale, avec un orchestre de 250 musiciens.