Tho Bourgeron, side-car Fossil Media

Peu de gens hors de France ont entendu parler du milliardaire d’extrême droite Vincent Bollors Journal du Dimanche. Pourtant, il marque un moment important dans la trajectoire politique du pays. Le JDD est un journal hebdomadaire, fondé en 1948, qui agit comme une sorte de gazette gouvernementale non officielle. Il est lu attentivement par la plupart des journalistes, politiciens et PDG. Malgré son tirage modeste de 135 000 exemplaires par semaine, contre Le Mondes 500 000 ventes quotidiennes, il est souvent utilisé par les politiciens de haut niveau pour annoncer de nouvelles lois et définir leurs programmes. Son orientation centre-droite fade lui permet de s’aligner à la fois sur les Républicains et sur la droite du Parti Socialiste. Plus récemment, il a été décrit comme Macrons Pravdaet les mèmes en ligne se sont moqués de sa tendance à présenter des portraits glorifiants de différents ministres du cabinet sur sa première page chaque semaine.

Pourtant, plus tôt cet été, Bollor a lancé un coup d’État contre ce bastion de la politique de l’establishment. Après avoir passé des années à construire patiemment une participation majoritaire dans Lagardre, le groupe de médias qui détient le JDD, il annonce la nomination d’un nouveau rédacteur en chef : le journaliste notoirement réactionnaire Geoffroy Lejeune. Lejeune avait auparavant travaillé au magazine Valeurs actuelles, où il a été impliqué dans d’innombrables controverses : la publication d’une pièce de fiction qui dépeint la députée noire Danielle Obono comme une esclave vendue en Afrique, ainsi qu’une couverture antisémite qui décrit George Soros comme un financier mondial complotant contre la France. Son nouveau rôle était un anathème pour le JDDs personnel, qui a réagi en déclenchant une grève illimitée empêchant la publication du journal pendant plusieurs semaines.

Pour Bollor, ce n’était pas nouveau. Il avait auparavant racheté le groupe de télédiffusion Canal Plus et remplacé ses dirigeants par ses comparses triés sur le volet, déclenchant une longue grève qui s’est terminée par le départ de la plupart des journalistes d’I-Tl Frances, équivalent de CNN. Il a ensuite entrepris de recruter une nouvelle équipe et de refaire la chaîne sous le nom de CNews, sur le modèle vague de Fox. Le magnat a également racheté Hachette, la plus grande maison d’édition européenne, dont les filiales jouent un rôle majeur dans la production de manuels scolaires. Bollor est désormais le douzième individu le plus riche de France avec une valeur nette de 11,1 milliards. Au début de sa carrière, il a été salué pour avoir importé des techniques financières de pointe en France depuis les États-Unis. Il a adapté une variante de la procédure de rachat par emprunt des années 1980 et l’a rebaptisée poulies bretonnes d’après sa région d’origine une innovation qui lui a valu les surnoms Petit Prince du cash flow et Mozart de la finance dans la presse économique française.

Pourtant, Bollor n’était pas au-dessus des méthodes d’accumulation plus traditionnelles. En fait, il a surtout opéré dans des secteurs anciens et en déclin. L’entreprise en difficulté qu’il a héritée de son père s’est spécialisée dans le papier à cigarettes. Après l’avoir vendu, il a commencé à se concentrer sur les atouts postcoloniaux, en particulier les infrastructures portuaires et les plantations qui composent le monde ténébreux de Franafrique. Il possède environ 500 000 acres de plantations dans divers pays, dont le Cameroun, le Nigeria et la Côte d’Ivoire. Jusqu’à récemment, Bollor Africa Logistics présidait les infrastructures portuaires de la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, du Sénégal au Congo. Son propriétaire a également acquis des actifs fossiles, dont des dépôts pétroliers en France et en Suisse, construisant un empire du carbone à travers de nombreuses acquisitions. Pendant tout ce temps, Bollor s’est forgé un profil public qui personnifie le capitalisme familial français. Pour fêter le bicentenaire de son entreprise, il a enfilé des vêtements en velours breton à l’ancienne et a posé devant l’église de son village avec ses fils, à qui il a dit de commencer à planifier les deux cents prochaines années. Ses interventions politiques promeuvent généralement le catholicisme de droite, le patriarcat sans vergogne et la hiérarchie sociale.

Acquisition par Bollors du Journal du Dimanche a suscité l’indignation, avec 400 journalistes, acteurs, syndicalistes et anciens ministres éminents publiant un éditorial s’opposant à la nomination de Lejeunes. D’autres l’ont dénoncé comme une tentative de toute-puissance et une croisade pour l’Occident chrétien. La gauche et le centre-droit étaient unis dans leur inquiétude que le discours public français ne soit empoisonné par cette insurrection d’extrême droite. Pourtant, de telles réponses ont souvent mal compris la signification des actions de Bollor, les décrivant comme un simple exercice de narcissisme par un milliardaire vaniteux et vieillissant.

Malheureusement, Bollor est bien plus que cela. Il représente un segment puissant de la communauté des affaires française, à l’intersection des industries fossiles, des services publics privatisés et des actifs postcoloniaux. La rhétorique paranoïaque de ses médias sur des sujets comme la grand remplacement, la dictature verte ou le wokeism n’est pas accessoire. Il fait partie intégrante de ce modèle économique. La domination raciale est essentielle aux opérations du Groupe Bollor en Afrique. La répression des mouvements écologistes facilite ses tractations dans le secteur pétrolier français. Et le patriarcat est enraciné dans une entreprise qui a été transmise de propriétaire masculin à héritier masculin sur six générations.

Bollor n’est pas non plus un cas isolé. D’autres milliardaires ont fait des achats similaires au cours des dernières années. En 2018, le magnat tchèque Daniel Kretinsky, qui a amassé sa richesse dans les mines de charbon et les centrales électriques, a acheté Le Monde en l’ajoutant à son portefeuille d’actifs médiatiques, y compris Elle, Marianne et Franc-Tireur. Il devrait désormais racheter à Bollor le deuxième groupe d’édition français Editis. CMA-CGM, géant français du transport maritime et acteur majeur de la logistique sur le continent africain, a récemment repris le journal économique la tribuneet prévoit de lancer un concurrent pour JDD Dans les mois à venir. (La société est également actuellement en train d’acquérir certaines des entreprises commerciales de Bollors.) Il apparaît donc que, si les entreprises de presse françaises ont été historiquement contrôlées par des entrepreneurs dans les secteurs du luxe, de la défense et des télécommunications, elles sont désormais achetées par des capitalistes fossiles. et Franafrique investisseurs.

Qu’est-ce qui explique ce déplacement ? D’une part, ces secteurs ont connu une croissance fulgurante ces dernières années. Le fait que le public les considère un peu comme passables ne les a pas rendus moins lucratifs. En 2022, CMA-CGM a atteint le record absolu des bénéfices les plus élevés jamais réalisés par une entreprise française, avec 23 milliards. Les investissements fossiles de Kretinsky sont également florissants. Grâce à la crise de l’énergie, les bénéfices de son entreprise sont passés de 1,2 milliard à 3,8 milliards en 2020-22, tandis que le groupe Bollor a réalisé un record de 3,4 milliards au cours de la même période. Cela laisse à ces entreprises des fonds suffisants à dépenser pour façonner le paysage idéologique afin de refléter leurs intérêts.

Les capitalistes comme Bollor ont des motifs impérieux de s’engager dans cette lutte pour l’opinion publique. La capacité de la France à projeter sa puissance en Afrique a été réduite par la récente série de coups d’État au Mali, au Burkina Faso et au Niger, menaçant de saper l’architecture même de Franafrique. La politique africaine de Macron est également moins interventionniste que celle de ses prédécesseurs, permettant aux régimes amis de s’effondrer tout en laissant la justice française enquêter sur les pratiques commerciales corrompues dans les anciennes colonies. Dans le même temps, la France s’est officiellement engagée dans le plan de la Commission européenne visant à interdire la plupart des moteurs à combustion automobile d’ici 2035, à atteindre les objectifs de zéro émission et à décourager les investissements dans les énergies fossiles. Compte tenu de tout cela, Bollor a des raisons de s’inquiéter de savoir qui défendra ses ports, ses plantations et ses gisements de pétrole dans les décennies à venir. Il a fait le pari qu’il valait mieux se mettre en avant que de laisser ses héritiers avec des actifs bloqués.

Réponse de Macron à la polémique à JDD a été mis en sourdine. A l’annonce de la grève, le gouvernement s’est bien gardé de critiquer Bollor. La Première ministre Elisabeth Borne a qualifié la question de délicate, soulignant que l’Etat ne devait pas s’immiscer dans la gestion des médias. Seul le ministre de l’Éducation, Pap Ndiaye, a passé la tête au-dessus du parapet en disant qu’il s’inquiétait de la prise de contrôle étant donné que Bollor avait transformé ses autres entreprises médiatiques en porte-parole de l’extrême droite radicale. En réponse, les réseaux d’information de Bollors sont passés en mode attaque, dénonçant Ndiaye comme un ennemi de la liberté d’expression. Lors du prochain remaniement gouvernemental, Macron l’a limogé de son poste et l’a réaffecté à un poste obscur à Bruxelles.

Après quarante jours de grève, les journalistes ont finalement renoncé, nombre d’entre eux ayant quitté le journal. Le dimanche suivant paraît le numéro suivant, rédigé et édité en secret par une autre équipe de journalistes recrutés chez CNews, Minute et Valeurs actuelles. Remarquablement, il comprenait une interview avec l’un des ministres de Macron : Sabrina Agresti-Roubache, la secrétaire d’État à l’Aménagement du territoire. Elle a affirmé plus tard que sa décision de parler au nouveau radicalisé JDD était motivée par son soutien à Charlie Hebdo et la liberté d’expression impliquant qu’il fallait prendre position contre les journalistes grévistes étaient censés entraver la liberté de la presse.

L’approbation tacite de Macron de l’influence croissante de Bollors n’est peut-être pas aussi surprenante qu’il n’y paraît. Après tout, les médias appartenant à des milliardaires ont joué un rôle important dans ses deux campagnes électorales, et cela a été un atout majeur au milieu des troubles récents liés aux réformes des retraites et à la police raciste. Depuis qu’il a perdu sa majorité parlementaire en 2022, le président a adopté une approche d’ambiguïté stratégique envers l’extrême droite, condamnant et embrassant tour à tour ses idées. Pourrait-il y avoir une éventuelle détente entre les partisans de la ligne dure au JDD et les centristes du Palais Lyse ? Une tendance hégémonisera-t-elle l’autre ? Il reste trop tôt pour le dire. Ce qui est clair, c’est que, ensemble, ces forces poussent la politique française dans une direction de plus en plus réactionnaire. Il peut s’avérer difficile de faire marche arrière.

Lire : Gray Anderson, Grander Narratives, NLR 142.

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