Pourquoi Macron lit des thrillers de science-fiction pour se préparer aux guerres du futur
« Chronique d’une mort culturelle annoncée » se déroule dans un futur proche. Les forces armées doivent évacuer les citoyens français et européens de la Grande-Ville après la propagation de rumeurs d’attaque biologique contre des lycées. L’agent pathogène est un type de coronavirus qui provoque de graves problèmes respiratoires et une septicémie.
Mais les soldats font face à un défi qu’ils n’auraient pas vu venir. Dans ce monde de science-fiction, les citoyens se sont divisés en communautés, ou « sphères sûres », en fonction de ce qu’ils veulent voir, entendre et croire.
« Vous avez des communautés structurées autour d’un refus délibéré de voir certaines parties de la réalité, au point que si vous refusez de voir quelque chose, cela n’existe plus pour vous », explique Virginie Tournay, qui a co-écrit l’histoire. « Les végétaliens peuvent choisir de ne pas voir d’assiettes avec de la viande dessus, ou même des boucheries dans la rue. »
C’est le terrain idéal pour que l’ennemi mène une campagne de désinformation de masse. Bombardées de fausses nouvelles, certaines sphères sûres commencent à se méfier des efforts d’évacuation des forces armées. Les soldats français sont désorientés, et leur cohésion interne commence à se dégrader.
« Aujourd’hui, les fake news sont partout. Le fait qu’il y ait des groupes qui adhèrent aux fake news est une réalité », assure Virginie Tournay. « Mais jusqu’à présent, nous n’avions pas poussé la question à l’extrême, où il existe des communautés structurées autour de réalités alternatives basées non seulement sur de fausses nouvelles, mais sur des préférences personnelles. Ici, la réalité et la réalité virtuelle sont complètement confondues. »
La science-fiction et le prochain budget militaire de la France
La chambre basse du parlement français, l’Assemblée nationale, votera mercredi 7 juin le prochain budget militaire, qui prévoit une augmentation à 413 milliards de 2024 à 2030, soit un tiers de plus que la précédente période de sept ans. Tout futur projet de science-fiction, comme l’équipe rouge, tomberait dans l’enveloppe budgétaire « Innovation » de 10 milliards.
Dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Emmanuel Macron et son gouvernement soutiennent qu’une forte augmentation des dépenses militaires est nécessaire pour que la France puisse faire face aux menaces modernes et futures.
Le budget ira à la chambre haute, le Sénat, avant d’être voté une dernière fois à l’Assemblée nationale. Le gouvernement espère que le vote final aura lieu avant le défilé militaire annuel du 14 juillet.
Les équipes
Red Team : Auteurs de science-fiction et graphistes.
Blue Team : Analystes dans les Armées Françaises.
Équipe violette : Experts civils et militaires auxquels l’équipe rouge peut faire appel pour obtenir de l’expertise.
Black Team : Université PSL, en charge des opérations.
Le processus créatif
Virginie Tournay a postulé pour écrire des histoires de science-fiction pour le ministère des Armes après avoir vu une candidature sur LinkedIn. Tournay est chercheur en science politique au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Avant de postuler, elle avait déjà écrit et publié un roman de science-fiction.
Elle est sélectionnée pour rejoindre la Red Team, aux côtés d’une dizaine d’écrivains et de graphistes. Aucun n’est membre des forces armées. Leur travail consiste à créer des histoires et des graphiques imaginant les menaces futures entre 2030 et 2060 pour que les forces armées réfléchissent.
Ils soumettent leur travail à la Blue Team, composée d’analystes de l’armée. Tournay affirme que les deux équipes ont un « gentleman’s agreement » selon lequel personne ne s’aventure sur le territoire de l’autre.
« Cette expérience ne fonctionne que parce que les côtés création et analyse sont séparés », dit-elle.
« Côté créatif, nous produisons les histoires et les soumettons. Mais ce n’est pas à nous, en tant que Red Team, d’en tirer des leçons militaires. Je ne pourrais même pas vous dire qui les analyse. Cela nous donne une immense liberté car nous n’avons pas à penser à la façon dont nos histoires seront reçues. Et c’est vraiment important, car sinon nous ne pourrions pas nous permettre de créer des histoires totalement dystopiques. Nous avons une totale liberté de création.
L’Université Paris Sciences & Lettres (PSL) gère les opérations du projet. Son vice-président, Cédric Denis-Rmis, précise qu’il y avait deux critères de sélection essentiels pour les auteurs et les graphistes. Premièrement, ils devaient avoir déjà publié au moins un morceau de science-fiction.
Deuxièmement, ils devaient accepter, avant d’être embauchés, d’abandonner une idée si le groupe voulait prendre une autre direction. Deux consultants, tous deux anthropologues, ont été amenés à agir en tant qu’arbitres.
« Leur super-pouvoir est de dire : ‘on garde ceci, on ne garde pas cela' », explique-t-il. « Ils sont capables d’arbitrer au sein du groupe, pour que ça puisse avancer. »
L’Université PSL a également mis en place une équipe de chercheurs et de scientifiques que la Red Team peut contacter en cas de besoin de connaissances et d’expertises spécifiques.
Faire profil bas
Pour certains membres de la Red Team, produire du matériel pour l’armée ne correspond pas naturellement à leur identité d’écrivains et de graphistes indépendants.
« Certains auteurs travaillent sous un nom de plume, » dit Tournay. « Pour les auteurs de science-fiction qui en font un travail à plein temps, cela pourrait devenir très, très compliqué s’ils travaillaient ouvertement avec l’armée. Parce que la science-fiction est, par définition, un domaine contestataire qui rejette ‘le système’. »
Comme la plupart des chercheurs universitaires en France, Virginie Tournay est fonctionnaire. « Pour moi, cela relève du service public. Ma vocation est de renforcer et d’améliorer le fonctionnement de l’État, l’État souverain », dit-elle.
Le commandant Jean-Baptiste Colas, de l’Agence de défense de l’innovation (AID) des forces armées, explique que l’objectif de conteurs comme Tournay est de faire sortir les penseurs militaires français de leur zone de confort et de la pensée de groupe.
« Au 21e siècle, face aux crises actuelles et à celles que nous traverserons à l’avenir, il faut savoir s’entourer de personnes qui sauront vous éloigner de vos a priori, préjugés et structures organisationnelles classiques », dit-il.
Les Français font-ils quelque chose de nouveau ?
Les armées françaises ne sont pas les premières à toucher le monde de la science-fiction. Le Sigma Forum fournit des services de conseil en science-fiction aux responsables américains depuis des années.
Le ministère britannique de la Défense (MOD) se penche également sur le genre. Plus tôt cette année, le MOD a dévoilé « huit visions du futur » écrites par deux écrivains de science-fiction américains renommés, Peter Singer et August Cole.
« Penser l’inimaginable est simplement une journée au bureau pour les écrivains de science-fiction talentueux », a déclaré la conseillère scientifique en chef Dame Angela McLean. « Qui ne voudrait pas entendre ce que des gens comme ça ont à dire? »
Colas insiste sur le fait que l’approche de la France est différente.
« La France l’a fait la française. L’approche anglo-saxonne est très axée sur la technologie », dit-il (les Français utilisent le terme « anglo-saxon » pour désigner les Britanniques, les Américains, les Canadiens et les Australiens, ou un mélange des quatre).
Colas tient à ne pas se laisser distancer par les « anglo-saxons ».
Par exemple, « Ghost Fleet », de Peter Singer et August Cole, est un thriller technologique. Il traite de questions de défense, mais beaucoup d’un point de vue technologique », dit-il. « La France a pris le risque d’avoir un groupe d’auteurs qui abordent des questions touchant à la philosophie, la sociologie et la psychologie, ce qui n’est pas forcément ce que nos alliés anglo-saxons faites. »
Pourquoi la science-fiction ?
Les histoires offrent une alternative aux rapports standard de plusieurs pages que les décideurs doivent parcourir.
« Nous avons créé ces histoires comme un moyen de s’évader. C’est comme un mini Netflix pour un décideur », explique le commandant Colas. « C’est pourquoi aujourd’hui, président de la République inclus, ils peuvent accéder à ces récits et se plonger dans le contexte de ces menaces. Cela change bien des rapports [the president] voit tous les jours, ce qui peut être un peu obscur, brutal et sec. »
Colas affirme que le président Emmanuel Macron a même demandé une ligne directe hautement sécurisée pour pouvoir poser des questions à l’équipe rouge.
L’histoire » After the Carbonic Night » explore la guerre basée sur l’utilisation de l’énergie et a conduit à des réflexions dans les forces armées sur la consommation d’énergie, en particulier de carburant, et une dépendance aux véhicules lourds dans les zones de combat.
Il décrit des températures record qui provoquent une série de mégafeux qui brûlent pendant des mois. L’économie d’énergie devient nécessaire pour la survie immédiate. Les soldats sont équipés d’un équipement de protection spécial « Enskin », qui comprend des outils de communication et assure la gestion de l’énergie. Ils sont confrontés à des « Wenzis » ennemis, de minuscules robots inspirés des moustiques, qui piquent leurs adversaires pour leur drainer de l’énergie.
Colas indique que la Red Team a été invitée à participer à la réflexion sur le porte-avions de nouvelle génération de la Marine, qui remplacera le Charles de Gaulle. L’équipe rouge a imaginé d’éventuelles attaques de pirates, qui n’avaient pas été anticipées par les ingénieurs et les experts de l’industrie impliqués.
« Grâce à la Red Team », explique Colas, « quand il s’agissait de protéger le périmètre proche du navire de guerre, c’est-à-dire la zone vraiment, vraiment proche, certaines parties du dispositif de sécurité du porte-avions ont été modifiées. » Il n’a pas donné de détails, pour des raisons évidentes de secret défense.
Quel avenir pour l’équipe rouge ?
L’équipe rouge a terminé sa mission, pour l’instant. La quatrième et dernière saison de scénarios sera présentée aux Armées fin juin. Deux histoires seront disponibles en librairie début 2024. Les histoires en vente au public seront éditées, afin de ne pas divulguer d’informations classifiées ou « donner de mauvaises idées à nos ennemis ! » dit Colas.
Il est persuadé que le projet, qui a coûté 2 millions d’euros, a fait ses preuves.
« Nous réfléchissons à ce qu’il serait possible de mettre en place, peut-être un programme plus ambitieux qui n’inclurait pas seulement le secteur de la défense », dit-il. « Ce qui est sûr, c’est que l’aventure ne va pas s’arrêter. Elle changera de format et fera peut-être venir plus d’acteurs que l’expérience. »