Un islam d’Internet | Journal de la ville
Lorsque j’ai rencontré Salman Rushdie, à Paris, peu de temps après la condamnation à mort prononcée contre lui par le dictateur iranien, l’ayatollah Khomeiny, en 1989, sa réaction m’a surpris. Je ne l’oublierai jamais. Loin d’être effrayé par cette fatwa, qui appelait tout bon musulman à l’assassiner, avec le paradis en récompense, Rushdie m’a dit qu’il devrait désormais redoubler sa consommation de champagne, passer ses soirées dans les boîtes de nuit, et courir après les grandes blondes. . En somme, la fête lui paraissait la réponse la plus appropriée à l’obscurantisme obscène des ayatollahs. Il a plus ou moins tenu parole, jusqu’à la récente tentative d’assassinat à Chautauqua, New York, par un jeune Américain d’origine libanaise et de religion chiite. C’est Rushdie pour vous : un joueur, dans la vie comme dans la littérature. Ses livres sont drôles et impertinents ; en tout cas, ni Khomeiny ni l’assassin potentiel n’ont jamais lu un mot de Rushdie. La fatwa est tombée sur Rushdie à cause de cette impertinence même envers toute autorité, spirituelle ou temporelle.
Quelle est la relation entre Rushdie, la fatwa de Khomeiny et la récente attaque ? Aucun, ou peu. Pour Rushdie, la vie de Mahomet et le Coran sont des sources d’inspiration littéraire, avec les Evangiles, le bouddhisme et don Quichotteautant de personnages avec lesquels joue son œuvre, sans le moindre souci de réalisme, ni de jugement, ni de prédication. Khomeiny n’avait aucune idée de ce qu’est la littérature, ni de ce qu’est un romancier. L’assassin libano-américain n’en est pas moins ignorant, n’ayant d’autre source de savoir que Facebook et autres réseaux sociaux.
La motivation de Khomeiny était-elle religieuse ? Il y a lieu d’en douter, compte tenu de son ignorance du texte qui était à la base de la fatwa. Son action était, en réalité, politique. Il espérait alors s’imposer comme le chef incontesté de l’empire perse reconstitué et, au-delà, de l’islam tout entier. Du point de vue de ce souci de pouvoir, Rushdie était la cible idéale : il était d’origine musulmane, mais sunnite, non chiite, et athée adulé en Occident. Le titre de l’œuvre incriminée, Les versets sataniques, était assez scandaleux pour attiser l’hystérie populaire. La fatwa doit donc être comprise dans le contexte de la double guerre d’influence : monde musulman contre Occident, et chiite contre islam sunnite, une double guerre religieuse, plus politique que spirituelle, avec Rushdie pris en tenaille, une cible circonstancielle.
Nous, Occidentaux, sommes tombés dans le piège de Khomeiny en accordant une attention insuffisante aux combats internes au monde musulman, en accordant à la fatwa une valeur qu’elle ne méritait pas et en promouvant l’ayatollah à une prééminence qu’il n’avait pas atteinte à l’époque. La publicité que l’Occident a accordée à cette fatwa a énormément contribué à l’incompréhension croissante entre l’Occident et l’Islam : aujourd’hui, pour la plupart des Occidentaux, l’Islam est une religion de haine et d’intolérance. Ce préjugé a été renforcé par des attaques ultérieures commises au nom de l’Islam.
Qu’avons-nous appris sur l’islam entre cette fatwa et la tentative d’assassinat de Rushdie ? Rien. Qui en Occident connaît la différence entre les chiites (principalement iraniens) et les sunnites (arabes et non-arabes) ? Peu, pas même les soldats américains, dont la plupart, lors de l’invasion de l’Irak, ignoraient cette différence religieuse fondamentale. Si l’on devait résumer, dans un aphorisme provocateur mais éclairant, ce qu’il faut savoir sur l’islam, on se tournerait vers le grand islamologue algérien, Mohammed Arkoun : l’islam n’existe pas. Il n’y a que des musulmans. Tout musulman peut entrer en relation avec Dieu par l’intermédiaire du Coran. En dehors de la minorité chiite, aucun clergé n’existe dans l’islam. La religion sunnite, qui représente 90 % des musulmans pratiquants, pourrait être comparée au protestantisme dans son infinie variété et son absence de hiérarchie et d’un clergé nécessaire. Seul l’Islam chiite, qui est une sorte d’Église perse nationale, est théocratique.
Il s’ensuit que l’islam prend le caractère de ceux qui le pratiquent. S’il existe autant de versions de l’islam que de diversité parmi les musulmans, c’est que tous interprètent le Coran à la lumière de leur propre culture. Entre un Marocain et un Javanais musulman, la différence est encore plus grande qu’entre un Brésilien pentecôtiste et un Suisse luthérien. Le malheur qui s’abat sur Muslims et Rushdie, c’est l’émergence d’un islam de l’Internet, recueil de slogans haineux, coupé de toute étude du Coran et déraciné de toute culture. Les musulmans dangereux, pour les autres musulmans (qui constituent la majorité de leurs victimes) comme pour les occidentaux, ce sont avant tout les musulmans ignorants, la lie de la sous-culture Internet. La bonne réponse à l’attaque contre Rushdie serait d’inviter les musulmans et les non-musulmans à en savoir plus sur l’Islama vœu pieux. Réalisons, au moins, que Rushdie est moins victime de l’Islam lui-même que de son ignorance.
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